Discours du général de Gaulle le 2 avril 1945

Légende :

Le général de Gaulle sur le parvis de l'Hôtel de ville de Paris le 2 avril 1945.

Genre : Image

Type : Photographie

Source : © Musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin Droits réservés

Détails techniques :

Photographie analogique en noir et blanc

Date document : 2 avril 1945

Lieu : France - Ile-de-France - Paris - Paris

Ajouter au bloc-notes

Contexte historique

Discours du général de Gaulle lors de la remise de la Croix de la Libération à la ville de Paris le 2 avril 1945. 

"Parmi les points de la terre que le Destin a choisis pour y rendre ses arrêts, Paris fut en tout temps particulièrement symbolique. Il l'était surtout dans ces moments de l'histoire où sur le sol de la France se décidait le sort de l'Europe et par là même celui du monde. Il l'était quand la ville de Sainte-Geneviève, en faisant reculer Attila, annonçait la victoire des Champs catalauniques et le salut de l'Occident. Il l'était lorsque Jeanne d'Arc, en montant à l'assaut de la porte Saint-Honoré, présageait du retour de toutes les terres françaises à l'unité et à l'indépendance. Il l'était quand Henri IV, pour rétablir l'Etat dans sa capitale, mettait fin sous ses murs à la guerre des religions et montrait à la chrétienté bouleversée par des luttes affreuses que la voie du salut était celle de la tolérance. Il l'était quand l'Assemblée des trois ordres proclamait les Droits de l'homme devant la nation et devant l'univers. Il l'était, lorsque la reddition de Paris, en janvier 1871, consacrait le triomphe de l'Allemagne prussienne et l'avènement des ambitions du nouvel Empire germanique. Il l'était encore, quand, dans les jours fameux de septembre 1914, les armées de Joffre et de Galliéni, en sauvant sur la Marne la capitale française, assuraient pour le compte de tous les peuples libres la victoire de la justice et du droit. Il l'était, hélas ! lorsqu'en 1940 Paris, non défendu, tombait aux mains de l'ennemi, tandis que, par l'écroulement du rempart français, la liberté de l'Europe se trouvait en péril de mort et que la menace se dressait devant le monde entier.


C'est pourquoi, le rôle qu'allait jouer Paris dans la dernière bataille de France devait revêtir une importance extrême. Tandis que les armées alliées et françaises s'ouvraient par les durs combats de Normandie et de Provence le chemin vers le cœur du pays captif et que nos forces de l'intérieur paralysaient l'envahisseur sur une foule de points du territoire, il n'y avait pas dans le monde un seul homme qui ne se demandait : "Que va faire Paris ?". Certes, nul n'ignorait, ni chez l'ennemi, ni chez nos amis, que quatre années d'oppression n'avaient pu réduire l'âme de la capitale, que la trahison n'était qu'une écume ignoble à la surface d'un corps resté sain, que les rues, les maisons, les usines, les ateliers, les bureaux, les chantiers de Paris avaient vu s'accomplir au prix des fusillades, des tortures, des emprisonnements, les actes héroïques de la Résistance. Mais, dès l'instant où la Terre apprenait que les armées alliées avaient pris pied sur le sol de France, des centaines et des centaines de millions de pensées se tournaient vers la Ville, attendant d'elle quelqu'une de ces éclatantes actions par quoi, depuis des siècles, elle signait les événements.

Cette action d'éclat, Paris l'a accomplie. Ce fut sa libération, entreprise de ses propres mains, achevée avec l'appui d'une grande unité française et consacrée par l'immense enthousiasme d'un peuple unanime. Mais il s'est trouvé, par une exceptionnelle rencontre, que la libération de Paris a revêtu un caractère qui la marquera dans l'histoire de la France, comme une sorte de chef-d'œuvre complet et même, j'ose le dire, de réussite quelque peu merveilleuse.

Car nous tous, Français et Françaises, qui, dans les quatre terribles années, au fond de la fureur et de l'humiliation, et afin de nous soutenir dans notre combat et dans notre souffrance, n'avions jamais cessé de rêver à la libération de Paris, de travailler à ce qu'elle s'accomplit non seulement dans la joie de nos cœurs, mais aussi par la force de nos armes, de vouloir qu'elle fût une étape de notre revanche sur la défaite et sur le malheur, disons bien haut que nous avons été comblés.

Combats commencés dans la Cité, au cœur antique de Paris, par sa vaillante police, puis étendus aux vingt arrondissements par les forces de l'intérieur qui se formaient heure par heure autour des chefs désignés et des noyaux longuement préparés : direction de la lutte, exercée, suivant le plan prévu, par le Commissaire du Gouvernement de la République entouré du Conseil national de la Résistance et du Comité parisien de la Libération qui groupaient fraternellement des hommes qualifiés de toutes origines et opinions ; accès de nos rues, places et boulevards, peu à peu interdits aux Allemands par de multiples barricades et d'innombrables escarmouches : enlèvement de vive force de points d'appui tenus par l'occupant et blocus de ses garnisons réfugiés dans des centres organisés en forteresses : interventions d'une division blindée française, venue depuis les bords du lac Tchad jusque sur le rives de l'Orne, par-dessus les déserts et les mers, à travers quatre ans de batailles, de sacrifices et de gloire, juste à point et juste à temps pour se ruer à l'aide de Paris, enfoncer la ceinture de défense de l'ennemi dans la banlieue Sud et, côte à côte avec les combattants levés dans la ville, le réduire dans ses retranchements, le faire capituler, puis détruire ou mettre en fuite les renforts qui lui venaient du Nord ; enfin, sous les plis des drapeaux tricolores arborés à toutes les fenêtres et au milieu du déferlement inouï de la joie et de la fierté nationale, réinstallation triomphante dans sa capitale de l'Etat républicain, tout cela s'est enchaîné de scène en scène et d'acte en acte, comme un drame bien ordonné. A la libération de Paris, en vérité rien n'a manqué de ce qu'il fallait qu'elle fût pour être digne de la France.

C'est par là que prirent soudain leur sens et leur valeur tant d'épreuves endurées par tous ceux et toutes celles qui avaient résolu de ne point écouter la voix de l'abandon tant d'actions accomplies dans l'ombre pour affaiblir l'adversaire, tant de martyres subis pour la France au fond des cachots ou aux poteaux d'exécution. C'est par là qu'apparut l'efficacité de l'effort mené depuis juin 1940 avec le but de maintenir la France dans la guerre pour lui sauver son honneur, de rassembler le pays dans la volonté de vaincre pour lui conserver l'unité, de refaire peu à peu sa puissance pour assurer son avenir. C'est par là qu'était payé l'effort sanglant des bons soldats qui, rassemblés de mois en mois, bataillon après bataillon, dans tous les points de l'Empire, pour les luttes d'Afrique, d'Italie et de France, ou levés dans la Métropole pour les coups de main du maquis ou les combats de la Libération, se retrouvaient pareils les uns aux autres, portant la même croix de Lorraine, pour former une fois de plus la grande armée française. Cette armée, nous la voyons renaître aujourd'hui avec ses jeunes ardeurs et ses anciens drapeaux. Au moment où je vous parle, elle franchit le Rhin entre Spire et Bâle, tout en tenant le front des Alpes et le front de l'Atlantique et en mettant en Indochine les Japonais en échec.

Mais tandis que, sur l'Europe couverte de ruines, ruisselante de sang et de larmes, épuisée de privations, la Victoire semble ouvrir ses ailes, tandis que les armées frappent les coups de la décision, tandis que tous ceux et toutes celles que la rafle a séparés se réunissent par la pensée en attendant de se rejoindre, la France découvre avec lucidité quel effort il lui faut fournir pour réparer tout ce que cette guerre, commencée voici plus de trente ans, a détruit de sa substance.

Car je le déclare nettement, nos devoirs, comme nos pertes, sont immenses. Dans l'ordre matériel, notre appareil économique, lequel était, d'ailleurs, en partie vieilli, a subi de graves destructions ; d'innombrables maisons, usines, ateliers, gares, moyens de transports et de communications, ont simplement disparu : notre population, décimée dans sa fraction la plus active et d'avance trop peu nombreuse, ne suffira qu'à grand'peine à la tâche de reconstruction. Sachons que nous ne réparerons tout cela que par un travail acharné dans une étroite discipline nationale.

Dans le domaine moral, des germes de divisions subsistent qu'il faut extirper à tout prix. Nous avons payé assez cher tous ceux qu'avaient déjà semés entre Français tant de secousses intérieures, provoquées le plus souvent par les routines et les égoïsmes, et autant d'invasions, puisqu'il n'y a pas d'exemple que les batailles intestines de la France n'y amènent bientôt l'étranger. Silence aux surenchères des partis comme aux intérêts particuliers. Parlons peu. Travaillons. Et, sans abdiquer ni taire nos justes diversités, aplanissons ce qui nous oppose.

Au point de vue extérieur, notre pays, qui se retrouve au milieu d'un monde durci, ne doit compter que sur lui-même pour obtenir ce qu'il lui faut et prendre la place qu'il veut prendre. Convainquons-nous, une fois pour toutes, qu'en notre temps il n'est rendu à chacun que suivant ses œuvres. Peut-être, d'ailleurs, ces rudes et franches conditions sont-elles pour nous préférables à quelque ambiance d'illusion. Ah ! certes, ne renonçons pas à nous montrer les amis loyaux de ceux qui sont nos amis, ni à faire tout notre possible pour que le bon sens, l'esprit de justice, le respect des nations les unes pour les autres, quelles que soient leurs dimensions, aient assez de force et de vertu pour permettre de construire une organisation du monde telle que la paix pour tous et le droit de chacun soient effectivement assurés. Mais il est bon, sans doute, pour ce qui nous concerne, que les réalités soient rigoureuses et incommodes. Car, pour un peuple, comme le nôtre, qui repousse les caresses infâmes de la décadence et, de tout son instinct, réveillé, tend à la rénovation, mieux valent les obstacles et les aspérités que les pentes molles et faciles.

Ah ! si la nation française ne venait pas de donner la preuve qu'elle veut renaître libre et grande, nous ne serions pas là pour tenir ce langage. Si, dans l'écroulement du désastre, elle avait jusqu'en ses profondeurs accepté la servitude, si l'oppression par l'ennemi n'avait eu pour effet que de la faire plier davantage, si la bataille menée sur son sol n'avait suscité chez elle que des alarmes et des plaintes au lieu d'y faire lever des combattants, si maintenant, dans ses deuils, ses ruines et ses restrictions, elle s'abîmait dans le désordre ruineux des luttes intérieures, alors la triste chanson du doute pourrait pénétrer les cœurs. Mais, bien loin que soient apparues ces marques de mortelle faiblesse, au contraire nous avons vu monter dans le ciel de notre épreuve les signes grandissants de la force et du renouveau. Il s'est trouvé, fût-ce aux pires moments, que notre peuple jamais n'a renoncé à lui-même. Il s'est trouvé que plus la terreur, le mensonge, la corruption, s'efforçaient de nous maintenir à terre, plus le courage, la lucidité, le dévouement se déployaient parmi les Français. Il s'est trouvé qu'au premier coup de canon annonçant l'arrivée des secours sur le sol de France, toutes les armes que nous avions furent tournées contre l'ennemi. Il s'est trouvé, enfin, que les difficultés  matérielles et morales qu'il nous faut vaincre, les sacrifices qu'il nous faut endurer, pour nous tirer décidément d'affaire n'ont fait que resserrer davantage la cohésion nationale. Qui l'a prouvé mieux que Paris ?

Monsieur le Président du Conseil municipal, en décrétant que la Ville de Paris ferait partie de l'ordre des Compagnons de la Libération dont je vais avoir l'honneur de vous remettre l'insigne, le Gouvernement de la République française entend tout à la fois consacrer les mérites guerriers de Paris dans la plus grande épreuve de la patrie et lui marquer, au nom du pays, l'absolue confiance qu'il lui porte pour jouer dans l'œuvre sacrée du renouveau national le rôle exemplaire qui revient à la capitale."

"Paris, nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération de la France, dans l'honneur et par la victoire".


Sources :
Archives du Musée de l'Ordre de la Libération (Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, n° 96, 25 avril 1945).