Entre épuration et relance de la production : les réquisitions d'entreprise de Marseille

Légende :

Le premier des arrêtés de réquisition de quinze entreprises marseillaises, pris par le Commissaire régional de la République (CRR) de Marseille et publié au Bulletin officiel du RR de Marseille, n° 9, 12 septembre 1944

Genre : Image

Type : Arrêté du CRR

Source : © Collection R. Mencherini Libre de droits

Détails techniques :

Document imprimé.

Date document : 10 septembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

L’arrêté 122 « portant réquisition des établissements des Aciéries du Nord sis à Marseille » a été publié deux semaines après la libération de Marseille dans l’un des dix premiers numéros du Bulletin officiel du commissariat régional de la République à Marseille où sont reproduits les textes adoptés par le Comité français de libération nationale (CFLN) et le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) et les décisions du CRR. Il cite d’abord, dans ses visas, les deux textes qui autorisent le Commissaire régional de la République (CRR) à prendre cette décision. Le premier est l’ordonnance du CFLN sur la division de la France en commissariat de la République (et sur les pouvoirs des CRR), signée à Alger, le 10 janvier 1944, par le général de Gaulle et Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Le second date de l’avant-guerre. Les trois articles (14, 22 et 24) de la loi du 11 juillet 1938 évoqués par l’arrêté ont comme objet la réquisition des personnes et des biens (dont les établissements industriels et commerciaux) pour le temps de guerre.

L’arrêté comporte six articles. Le dernier indique que l’arrêté sera publié au Bulletin officiel du commissariat régional, ce qui est effectivement le cas. Les cinq premiers peuvent être regroupés en deux catégories. Deux d’entre eux se fondent explicitement sur la loi du 11 juillet 1938. Ils portent sur la réquisition des établissements des Aciéries du Nord à Marseille et de leur personnel (article 1) et l’obligation d’établir immédiatement un inventaire descriptif détaillé de l’entreprise (article 3). Trois autres articles définissent, de manière plus détaillée, les modalités de gestion de l’entreprise de Marseille réquisitionnée. Elle sera provisoirement dirigée par un directeur, M. Comen (en réalité Comin), assisté d’un comité consultatif, composé d’un ingénieur, d’un technicien et d’un ouvrier, tous trois nommément désignés (de fait membres du personnel de l’entreprise) et de trois représentants du conseil d’administration que celui-ci doit proposer (article 2). Le directeur provisoire dispose de pouvoirs identiques à ceux du conseil d’administration, sous réserve de faire viser ses décisions financières par le chef comptable (article 4). La précision est importante dans la mesure où l’article 5 met à sa disposition les fonds bancaires et postaux de l’entreprise.

Il est à noter que l’article n’est pas signé par le CRR en titre, mais par Pierre Tissier. Celui-ci, maître de requêtes au Conseil d’État, proche collaborateur du général de Gaulle, assure, à ce moment-là, l’intérim de Raymond Aubrac, en déplacement.


Robert Mencherini

Contexte historique

Les établissements visés par l’arrêté 122, les Aciéries du Nord de Marseille, dépendent d’une puissante société anonyme, de même nom, dont le siège parisien contrôle plusieurs autres unités réparties sur l’ensemble du territoire national, depuis le Nord jusqu’à Cannes-la-Bocca en passant par le centre de la France. L’un des actionnaires principaux de la société est De Wendel. L’usine de Marseille, située dans le quartier ouvrier de Menpenti, à l’est de la ville, emploie environ 1 500 salariés et répare des locomotives pour le compte de la SNCF.

La décision de réquisition des AdN est le résultat d’un double mouvement. D’une part, dans l’entreprise, dès la fin des combats de la Libération, la production est relancée, à l’initiative de la CGT et du comité local de Libération, alors que les dirigeants de l’usine sont en état d’arrestation. Le directeur, le sous-directeur, l’ingénieur en chef chargé de la main-d’œuvre ont été incarcérés, accusés de collaboration avec l’ennemi. Le 4 septembre 1944, le travail reprend dans l’usine remise en état par les salariés et, en trois jours, quatre locomotives sont livrées à la SNCF. De l’autre, le Commissaire régional de la République confie à son cabinet juridique le soin de trouver une solution permettant à l’entreprise de fonctionner : le besoin en locomotives est criant, à la fois pour continuer la guerre, pour assurer le ravitaillement de la population et pour remettre en marche l’économie.

Le texte du 10 septembre 1944 transforme un état de fait en état de droit. Il donne un cadre juridique qui permet à l’entreprise de continuer à tourner. L’arrêté se fonde, en particulier, sur la loi du 11 juillet 1938, sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre. Mais il va beaucoup plus loin que les dispositions prévues par cette dernière. Il débloque les avoirs bancaires et met à la tête de l’entreprise, non seulement un directeur nommé par le CRR, mais aussi un comité consultatif de gestion bipartite. Les actionnaires refuseront d’ailleurs d’y siéger.

Quatorze autres arrêtés de réquisition, bâtis sur le même modèle, suivent, jusqu’au 5 octobre 1944. Ils concernent la réparation et la construction navales, avec les Chantiers et ateliers de Provence (CAP), la Société provençale de constructions navales (SPCN), les Forges et chantiers de la Méditerranée (FCM), la construction de matériel ferroviaire, avec Coder, la manutention portuaire, avec la Compagnie des docks et entrepôts, la Compagnie Industrielle maritime, la Société générale de transbordement maritime, la Société de travaux et industries maritimes, la Société marseillaise de trafic maritime, l’énergie, avec Compagnie d’électricité de Marseille, les transports terrestres, avec la Société phocéenne d’application électrique (SPAE), une entreprise allemande Allgemeine Elektrizität Gesellschaft (AEG), une autre de travaux publics, la société Nord, et la menuiserie Paul.

Cet ensemble emploie plus de quinze mille ouvriers. Les activités de ces entreprises sont essentielles pour l’effort de guerre, en particulier pour les transports maritime et terrestre. Dans ce cadre, Raymond Aubrac estime que ces réquisitions sont d’abord des décisions de gestion. Mais, de par le contenu des arrêtés et, surtout, de l’instauration de comités consultatifs de gestion, elles revêtent une autre ampleur et posent la question de la participation des salariés à la gestion des entreprises (évoquée dans le programme du Conseil national de la Résistance). Elles sont, au départ, l’objet d’un très large consensus, avant d’entraîner un vif débat, à l’échelle locale et nationale.


Auteur : Robert Mencherini

Sources :

Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Paris, Éditions Odile Jacob, 1996 ;

Claire Andrieu, Antoine Prost, Les nationalisations de la Libération. De l’utopie au compromis, Paris, PFNSP, 1987 ;

Robert Mencherini, La Libération et les entreprises sous gestion ouvrière, Marseille, 1944-1948, Paris, L’Harmattan, 1994 ;

Robert Mencherini, La Libération et les années tricolores (1944-1947), Midi rouge, Ombres et lumières. Histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône, 1930 - 1950, tome 4, Paris, Syllepse, 2014 ;

Luc Joulé, Sébastien Jousse, Les réquisitions de Marseille (Mesure provisoire), 52 minutes, réalisation, Productions de l’Œil Sauvage, Paris, participation F3/ CNRS, 2004.