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Servir l’Etat par gros temps. Gustave Monod, la République et l’Ecole.

Légende :

Retranscription dactylographiée de la lettre adressée le 22 novembre 1940 par Gustave Monod à Jérôme Carcopino

Genre : Image

Type : correspondance

Source : © Archives nationales, 72 AJ 78 Droits réservés

Date document : 22 novembre 1940

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Contexte historique

Il est des hommes qui passent dans leur temps sans le comprendre. Il en est qui le comprennent, sans vouloir s’y engager. Il en est aussi qui le comprennent et s’y engagent. Comme le général de Gaulle. Comme Edmond Michelet. Gustave Monod est de ceux-là.

Né le 30 septembre 1885 à Mazamet dans une famille de pasteurs protestants, il est élevé dans la Réforme. Il a été, d’un bout à l’autre de sa longue vie, un philosophe engagé et un exemple pour beaucoup. Surtout, il ne se sera jamais trompé dans l’exercice, qui peut être périlleux entre tous, de l’engagement.

Il n’a pas trente ans lorsque jeune agrégé de philosophie, il s’engage en 1914 pour servir sa patrie, en première ligne, comme simple soldat dans l’infanterie, au 4ème régiment de Zouaves. Il y est grièvement blessé. Il en retire une leçon d’humanité et de fraternité, au milieu des plus humbles qu’il aura côtoyés pendant quatre ans. Son engagement au service de l’Ecole est de la même trempe. Tous, Inspecteurs généraux, collègues, élèves en attestent : ce n’est pas un enseignant comme les autres. Gustave Monod est un maître. De ceux dont on se souvient. De ceux que l’on suit. Haut fonctionnaire, il fait preuve de la même rigueur, de la même détermination, de la même indépendance d’esprit. Au moment du Front populaire, avec Jean Zay et dans l’immédiat après-guerre, au temps du plan Langevin – Wallon, il participe à une remise en mouvement du système éducatif français qui fera date. Il est là où et quand tout se joue (Tristan Lecoq, Gustave Monod. Une certaine idée de l’Ecole Sèvres, Centre international d’études pédagogiques, 2009 104 p.).

S’il existe une continuité entre le Congrès du Havre de mai-juin 1936, le Front populaire, les travaux effectués pendant la Résistance et pendant la guerre, en France ou à Alger et jusqu’à la Libération « …elle passe par le maintien dans des fonctions de réflexion, d’élaboration des réformes et d’administration de Gustave Monod » (Jean-Michel Chapoulie « Entre le lycée d’élite et le lycée de masse. Paul Langevin, Gustave Monod et les réformes de l’enseignement secondaire de 1936-1939 et 1944-1951 » in Pierre Caspard, Jean-Noël Luc et Philippe Savoie (sld) Lycées, lycéens, lycéennes. Deux siècles d’histoire. Lyon, INRP 2005, p. 147).

Militant de la paix et de l’antifascisme de la première heure, il refuse d’être un rouage dans la machine que le régime de Vichy met en place, au cours des froides journées d’octobre 1940, anticipant une politique de persécution des Juifs que l’occupant ne lui a même pas imposée, ni suggérée. Les arguments qu’il évoque reposent sur un socle de convictions humanistes qu’une défaite militaire ne suffit pas à affadir.

Si faire son devoir n’est pas nécessairement simple, c’est de savoir où il se trouve qui trace une ligne entre les hommes. Durant un demi-siècle, Gustave Monod aura été un veilleur fidèle et droit, un serviteur de l’Etat engagé. Il ne s’est jamais trompé, aux moments les plus excessifs et dans les choix les plus difficiles : c’est cela qui le conduit à dire non au maréchal Pétain et à son régime, en octobre – novembre 1940. Parmi les premiers. Parmi les seuls.            

En dépit des changements politiques et de l’épuration annoncée à l’automne 1940, sur le plan administratif, les services de l’Éducation nationale connaissent une grande stabilité dans les premiers mois du régime de Vichy. A l’image de l‘Etat tout entier : l’administration, les corps constitués, l’armée, la police, la justice restent en place. En 1940, Gustave Monod est directeur de l’académie de Paris. Il a rang et prérogatives d’Inspecteur général. Auprès du recteur de l’académie, il est le supérieur hiérarchique de l’enseignement scolaire pour l’équivalent des trois académies de Paris, Créteil et Versailles aujourd’hui.

Le 3 octobre 1940 est promulgué au Journal officiel la loi portant « statut » des Juifs.

Le 3 octobre 2010, on apprenait qu'un exemplaire de cette loi, corrigé de la main du maréchal Pétain avait été déposé au Mémorial de la Shoah. Serge Klarsfeld mettait en évidence le caractère très personnel et décisif, d'après ce document, du durcissement du texte par Pétain lui-même. Si ce texte marque fortement la volonté du régime de Vichy et celle, personnelle et assumée, de son chef de mettre en place un antisémitisme d'Etat, la force émotive de cette découverte réside dans le fait qu'elle ait été annoncée le jour même du 70ème anniversaire du "statut" des Juifs, et surtout dans le caractère très personnel de ces corrections de Pétain. Le dernier masque tombe. Personne ne pourra plus invoquer l'âge, l'indifférence, la méconnaissance.

En tenant ce texte corrigé par Pétain pour ce qu'il est, c'est-à-dire essentiel, tragique, capital pour l'historien, il convient cependant de rappeler que des historiens américains (Michael Marrus et Robert Paxton, dont le livre Vichy et les Juifs, Paris, Calmann Lévy date de 1981), français (André Kaspi, Annette Viewiorka, Henry Rousso et de nombreux autres) pour ne citer qu'eux ont bien mis en évidence le caractère antisémite du régime de Vichy avant même le lancement officiel de la collaboration d'Etat : adoptée lors du conseil des ministres du 1er octobre, la loi sur le "statut" des Juifs est promulguée le 3, et l'entrevue de Montoire date du 24 octobre. Vichy s’engage en quelque sorte en franc-tireur de l’antisémitisme d’Etat, sans que l’occupant ne l’ait imposé, ni même suggéré.

C'est d'ailleurs lors de ce conseil des ministres que le Maréchal décide de durcir le texte, en visant en particulier magistrats et enseignants, comme le rapporte dès 1948 Paul Baudouin, alors ministre des Affaires étrangères, dans ses mémoires (Neuf mois au gouvernement, Paris, La Table ronde 1948). Il n'empêche : ce genre de preuves ne fatigue pas la vérité.

Le 21 octobre 1940, le secrétaire d’Etat à l’Instruction publique et à la Jeunesse du Gouvernement de Vichy, Georges Ripert adresse aux recteurs et aux inspecteurs d’académie une circulaire qui détaille les modalités à suivre afin de dresser les listes des « membres du corps enseignants » qui sont juifs : « … des fonctionnaires, hommes et femmes, qui de notoriété publique ou à votre connaissance personnelle, doivent être, aux termes de l’article 1er [de la loi du 3 octobre 1940], regardés comme juifs ». La définition que le ministre donne des « membres du corps enseignant » est très large. C’est tout l‘encadrement du système scolaire qui est visé.

Sur instruction du recteur de Paris, son supérieur hiérarchique, Gustave Monod convoque alors une réunion des chefs d’établissements scolaires parisiens, proviseurs et directrices de lycées, le 4 novembre 1940. La réunion a lieu dans la salle des Commissions de la Sorbonne.

Le rapport qu’il rédige le jour suivant fait part de sa très grande réticence vis-à-vis de ces mesures sur le strict plan administratif, mais il contient surtout un passage à proprement parler inacceptable par les autorités de l’époque, parce qu’il remet en cause le fondement même de leur politique à l’endroit des Juifs. « Mais il est évident qu’il ne s’agit pas ici de nombre. L’émotion que j’ai sentie - et dont certains m’ont dit qu’elle traduisait celle du corps enseignant tout entier -  venait de plus loin. Ce qui est aujourd’hui mis en question, c’est le libéralisme universitaire, c’est toute une conception de l’honneur intellectuel qui a été puisée par nous tous au plus profond des traditions françaises, humanistes et chrétiennes, - et qu’il paraît impossible à un universitaire de renier. Je dois à la vérité de dire, Monsieur le Recteur, que je n’ai pas été un bon avocat de la cause administrative, et que bien loin de pouvoir la défendre, j’ai été obligé de m’associer sinon en paroles, du moins dans le secret de ma pensée à toutes les réserves formulées. Mon loyalisme de fonctionnaire m’oblige à vous apporter ce témoignage que je vous serais reconnaissant de transmettre à M. le Ministre. » (Rapport de Gustave Monod sur la réunion des proviseurs et directeurs des lycées parisiens à la Sorbonne le 4 novembre 1940 (AJ / 72 / 251) in Claude Singer Vichy, l’Université et les Juifs Paris, Société d’édition les Belles Lettres, 1992, pp 373-374).

Après l’éviction du recteur Roussy à la suite des manifestations d’étudiants du 11 novembre 1940, Gustave Monod expose plus clairement encore sa position au nouveau recteur nommé par Vichy, Jérôme Carcopino : « ...je n'adhère ni au statut des Juifs, ni à l'épuration que paraît exiger une récente circulaire. S'il s'agit de contrainte allemande, alors nous avons à (...) prendre notre part respective de l'humiliation commune (...). S'il s'agit au contraire d'un ordre nouveau, français et universitaire, alors je ne dissimule ni mes réserves ni mes réticences » (Lettre de Gustave Monod à Jérôme Carcopino, recteur de Paris, le 23 novembre 1940 in Claude Singer op. cit. p.192). Il a compris, mieux et plus vite que tant d’autres, la véritable nature du régime de Vichy. Un régime qui nie les valeurs sur lesquelles s’est construite la République, et se met au service d’une puissance étrangère et de l’idéologie qu’elle véhicule, sous couvert d’ « ordre nouveau »

Treize ans après les faits, dans ses mémoires, Jérôme Carcopino dit se souvenir d’avoir dissuadé Gustave Monod « …d’entreprendre une démarche qui l’eût placé dans une position fausse à l’égard du ministre sans pouvoir modifier celle du ministre à l’égard de la loi » et s’être engagé, alors, à intervenir auprès du secrétaire d’État chargé de l’éducation nationale pour que Gustave Monod soit déchargé de ses fonctions.(Jérôme Carcopino, Souvenirs de sept ans 1937 – 1944, Paris, Flammarion, « Le Temps présent », 1953, p 248).

Une entrevue a lieu peu après. « Quelques jours plus tard, mon père est convoqué par Georges Ripert de passage à Paris. L’entretien fut orageux, ce dernier ayant demandé à mon père s’il était juif. Mon père fut alors dégradé (…) et nommé professeur de philosophie au lycée de Versailles, fonction provisoire avant sa mise à la retraite anticipée » (Jean-Pierre Monod, fils de Gustave Monod, lettre à Tristan Lecoq en date du 14 janvier 2008).

En novembre 1940, au moment où l’épuration dans l’enseignement suscite plus de conformisme administratif que d’actes d’héroïsme, Gustave Monod choisit son camp. Il subit aussitôt la sanction de Vichy. Obligé de quitter le corps des Inspecteurs de l’Instruction publique, il est rétrogradé au rang de professeur[1]. Démis de son grade pour avoir refusé d'appliquer les mesures anti-juives, plutôt que d’accepter cette situation et de servir dans des conditions contraires à ses idées, il finit par demander sa mise à la retraite. Le gouvernement de Vichy signifie cette mise à la retraite (arrêté du 30 juin 1941 à dater du 1er octobre 1941), officiellement « sur sa demande et pour ancienneté d’âge et de service », le 1er octobre 1941.

Gustave Monod est traité au même titre que ceux qui répondent aux critères de la circulaire du 21 octobre 1940 et en subissent les conséquences. Ceux dont Carcopino a apostillé et transmis au plus vite les dossiers à Vichy et qui entraient dans la catégorie « …des clauses de sauvegarde contenues dans la loi : les admissions à la retraite, avec pension, pour les fonctionnaires qui ne seraient ni réinvestis ni parallèlement casés, et, pour les autres, les reclassements compensateurs et les réintégrations plénières que la loi n’avait pas osé désigner par leur nom et qu’elle appelait du terme péjorativement voilé, de « relèvement de déchéance » (Jérôme Carcopino, Souvenirs de sept ans, 1937 – 1944, Paris, Flammarion, « Le Temps présent », 1953, p 248). Bras exécutif de l’épuration menée au sein du ministère de l’Instruction publique, Jérôme Carcopino a, comme ministre, aggravé les lois d’exclusion et utilisé son pouvoir discrétionnaire. Il a utilisé la loi du 17 juillet 1940 – réservant les emplois publics aux français nés de pères Français et autorisant les relèvements de fonction pour tous les agents de la fonction publique, sur le seul rapport du ministre, sans justification – dans l’Académie de Paris « comme moyen de se débarrasser des fonctionnaires faillibles et inefficaces » (Stéphanie Corcy-Debray, Jérôme Carcopino, un historien à Vichy, Paris, L’Harmattan, 2001, p 167).

Marc Olivier Baruch a établi que le relèvement de fonction était un élément permanent de la politique de la fonction publique sous Vichy. Claude Singer a démontré que la vague d’épuration avait atteint son apogée lors des vacances de Noël 1940 et au début de 1941. Le relèvement de fonctions de Gustave Monod en fait partie. (Marc-Olivier Baruch, Servir l’Etat français, l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, cité  par Stéphanie Corcy-Debray, Jérôme Carcopino, un historien à Vichy, Paris, L’Harmattan, 2001, p 174 et Claude Singer, Vichy, l’Université et les Juifs, Paris, Société d’édition les Belles Lettres, 1992, p 63).

Face aux mesures que met en œuvre le gouvernement de Vichy et au sein du haut personnel administratif, on n’enregistre pas de manifestations ouvertes d’opposition, exception faite du départ de Gustave Monod. « Du côté du front du refus, Gustave Monod offre l’exemple le plus éclatant […]. Il s’illustre donc, au mépris de sa carrière, dans l’opposition aux lois de Vichy. » (Jean-Pierre Rioux (sld), Deux cents ans d’Inspection générale, 1802-2002, Paris, Fayard, 2002, pp 253 – 254). Il est l'Inspecteur général qui a dit non à Pétain (Tristan Lecoq "L'inspecteur général qui a dit non" L'Histoire n° 357, octobre 2010 p. 36 - 37).

Jean Zay, qu’il avait bien servi, avait déploré « …le manque de caractère dont ont fait preuve tant de hauts fonctionnaires républicains depuis juin 1940, la facilité avec laquelle ils ont subi les nouveaux maîtres, assumé sans révolte de conscience toutes les besognes qu’on leur imposait » (Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris Julliard 1945 p 314 cité par Marc-Olivier Baruch, Servir l’Etat français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997 p. 578). Il n’était pas de ceux-là.

Pourquoi ce « non » de Gustave Monod ? Pourquoi fut-il un des seuls universitaires à s’opposer à Vichy ? Toutes proportions gardées, il y a comme une correspondance entre le « non » du général de Gaulle, le 18 juin 1940, et le « non » de Gustave Monod, dans ces froides journées d'octobre - novembre 1940. Une certaine idée de la France chez l'un, une certaine idée de l'Ecole chez l'autre. L’un comme l’autre remettent en cause la hiérarchie, déplacent la source du devoir, invoquent des valeurs supérieures à l’obéissance. L’un comme l’autre quittent l’ordre auquel ils appartiennent et qui les a, jusqu’alors, construits. L’un comme l’autre font un choix individuel fondé sur la conscience, en rupture avec le cadre collectif fondé sur la discipline. La Résistance de l’un comme de l’autre est, à la fois, un déchirement et un renoncement.

C’est sans doute André Siegfried, qui connaissait bien Gustave Monod, qui définissait le mieux le caractère de la résistance de ce dernier, lorsqu’il écrivit, après la guerre « Nous rencontrons (…) la résistance au pouvoir (…) jugé arbitraire ou abusif, car, par ailleurs, le protestant français (…) est imbu d’esprit civique. La société civile, comme la société religieuse, apparaît à ses yeux comme une communauté dans laquelle l’État n’est qu’un représentant de l’intérêt commun.(…) […] Mais attention, que l’État se transforme en bras séculier de l’intolérance, qu’il se fasse persécuteur, persécuteur de n’importe qui, alors la religion protestante prend un sens politique, celui de la défense de l’individu contre la tyrannie de l’État » (Marc Boegner et André Siegfried (sld) Protestantisme français, Paris, Plon 1945 p. 42).

La comparaison avec d'autres est édifiante.

Jérôme Carcopino, historien de Rome, lettré parmi les lettrés, devient à partir du 24 février 1941, comme ministre de Vichy, le bras armé de l'épuration dans l'enseignement, en s'appuyant sur des textes de lois qui autorisent l'exclusion, la déchéance de la nationalité, le relèvement de fonctions. Produit de l'école républicaine, il incarne cependant un élitisme intellectuel qui sera la base de la politique éducative de Vichy. Il entend défendre l'Etat, l'Université, la continuité des corps constitués au prix de la collaboration avec l'occupant. "Le latiniste s'est finalement convaincu que le sacrifice des libertés politiques était nécessaire pour que l'empire atteigne son apogée" (Stéphanie Corcy-Debray Jérôme Carcopino, un historien à Vichy, Paris, L'Harmattan 2001 p.494). Vichy pour lui n'est pas une parenthèse, c'est un accomplissement.

Que dire de Bernard Faÿ, dont Antoine Compagnon a dressé un portrait non sans nuances, mais sans appel ? (Antoine Compagnon Le cas Bernard Faÿ : du Collège de France à l'indignité nationale, Paris, Gallimard 2009). Universitaire de talent, excellent connaisseur de l'histoire et de la lit­té­ra­ture américaine, il est dans les années trente Professeur au Collège de France et à l'Université Columbia. Dès l'été quarante, il s'engage dans la collaboration active : la chasse aux francs-maçons et aux juifs. De Proust à Pétain. De l'avant-garde littéraire à la Collaboration. Du Collège de France à l'indignité nationale.

Décidément, les humanités ne protègent pas tous et toujours des choix les plus opposés à l'humanisme.

Gustave Monod est, ensuite, entré en résistance. Dès l’hiver 1940 - 1941. « Défense de la France ».

S’engager pour résister et, quelque jour, libérer la France, c’est s’engager pour concevoir, construire, mettre en place une Ecole à la fois différente de l’Ecole de Vichy, reliée aux réformes du Front populaire du temps du ministre Jean Zay, et fidèle aux réflexions et aux écrits de la Résistance. Dès la Libération, ces engagements marquent durablement l’Ecole républicaine.

Il existe en effet des hommes qui, dans la nuit de l’occupation, dans le trouble des consciences, dans l’exigence de l’action, ont pensé et écrit l’Ecole des lendemains. Ainsi Marc Bloch, universitaire et officier des deux guerres, historien et chef de la Résistance, a-t ’il confié aux Cahiers politiques, organe clandestin du Comité général d’études de la Résistance, une série de textes pour éclairer sa vision d’une Ecole libérée, dès juillet 1943. Tout y passe : le bachotage est dénoncé, le baccalauréat mis à distance, « … l’ancien système a vécu ». Des phrases qui sonnent juste, et pas seulement à la Libération : « Nous demandons un enseignement secondaire très largement ouvert. Son rôle est de former des élites, sans acception d’origine ou de fortune (…) il doit cesser d’être un enseignement de classe (…) une sélection s’imposera ».

Le 1er septembre 1945, l’Inspecteur général Gustave Monod est nommé directeur de l’enseignement du second degré par René Capitant, ministre de l’Education nationale du Gouvernement provisoire du général de Gaulle (Rémy Handourtzel « Gustave Monod à la tête de l’enseignement du second degré » Les Cahiers de l’animation 1986 IV, V numéro 57/58 Paris, 1986). Gustave Monod connaîtra de 1947 à 1951 cinq ministres de l’Education nationale … Haut fonctionnaire auprès de Jean Zay, dans la Résistance après avoir été démis de ses fonctions par Vichy pour avoir refusé de faire appliquer le statut des Juifs, il est là où tout se joue. « J’aurai connu deux périodes de grand élan réformateur : c’est l’année 1936, celle du Front populaire et du Congrès du Havre, et c’est l’année 1945, celle de la Libération et de la Commission Langevin ». Il existe en effet une continuité entre le Congrès du Havre de mai-juin 1936, les réformes de Jean Zay, ministre du Front populaire et les travaux effectués pendant la guerre et à la Libération.

Remise en mouvement de l’enseignement public, rénovation pédagogique, ouverture aux élèves de nouvelles filières. Gustave Monod met en place une « Commission pour la réforme de l’enseignement », dont les membres se réunissent pour la première fois le 8 novembre 1944 ! Présidée par Paul Langevin jusqu’à sa mort en novembre 1946, puis par Henri Wallon, Lucien Febvre y est chargé de la sous-commission « Education générale ». Tout s’y trouve : enseignement gratuit et obligatoire jusque 18 ans, limitation du nombre d’élèves par classe, exigence d’une culture solide pour tous, démocratisation de l’enseignement. Ce plan marquera de son empreinte les décennies qui suivent, et si toutes ses préconisations ne seront pas appliquées, demeureront les « classes nouvelles », les « lycées pilote », l’importance de la pédagogie mais aussi la gratuité des lycées, dès 1945. C’est dans le même esprit qu’est confiée à Louis François - un ami « huguenot », comme il disait -, officier, résistant et déporté, géographe, humaniste et engagé, la mission de concevoir un enseignement de l’instruction civique. C’est dans la même ligne qu’est créé le Centre international d’études pédagogiques, à Sèvres.

Jean Zay est, en quelque sorte, prolongé.

C’était il y a longtemps. Bien longtemps. Trop longtemps. En un temps où le principe d’obéissance – base des corps constitués, ferment de la continuité de l’Etat, garant de la Nation – ne coïncidait pas exactement avec l’éthique de conviction. Sous couvert de « Révolution nationale », une politique de guerre civile couverte, puis ouverte, dressait les Français les uns contre les autres. Politique d’exclusion puis complicité d’extermination devenaient le quotidien des lâchetés ordinaires. Comment, dès lors, continuer d’incarner les valeurs de la République ? Comment demeurer un exemple alors que sévit le vichysme, entendu non seulement comme une catégorie historique, mais comme virus du comportement ?

Aucune réponse n’est simple, mais il en est qui sont droites. A la mesure d’une vie toute entière. Celle de Gustave Monod. Gustave Monod aura donc pu être pleinement et successivement, tout en demeurant fidèle à ses idées, un combattant exemplaire de la Grande guerre, un militant de la paix pendant l’entre-deux-guerres, un antifasciste engagé face à la montée des périls, un résistant de la première demi-heure, et tour à tour acteur et responsable de l’Ecole, de sa réforme et de sa rénovation. Il aura passé sa vie en première ligne. Il aura consacré son temps, son action, sa carrière à cette Ecole qui l’avait fait tel qu’il était, et dont il ne cessa de lui rendre ce qu’elle lui avait donné. Il aura profondément marqué son temps, l’Ecole et la République. Conscient au plus haut point que c’était la République qui avait créé l’Ecole, il savait que c’est aussi l’Ecole qui fait la République. C’est cela, qui lui fit dire non à Pétain.

Quelles leçons en tirer au présent ? Que l'enseignement de l'histoire a un avenir, d'abord. Parce que "Faire de l'histoire, c'est (...) préparer l'avenir commun des sociétés en amenant ces dernières vers un ordre de raison, vers un devoir de vérité, vers une affirmation de liberté" (Vincent Duclert L'avenir de l'histoire, Paris, Armand Colin 2010 p. 5). Que nos professeurs le savent bien, ensuite, eux qui composent une belle communauté de femmes et d'hommes qui, agissant en fonctionnaires de l'Etat responsables, s'engagent en même temps en déchiffreurs des temps déraisonnables où les Français ne s'aimaient pas, pour établir ou rétablir des liens et des questionnements entre le passé et le présent, le savoir et la cité, l'Ecole et la République. Que la formation des maîtres et l'exercice de l'enseignement sont inséparables d'une dimension éthique, enfin, qui puise ses exemples dans notre héritage commun, dans ce "Guide républicain" qui demeure, aujourd'hui, le socle de nos repères et de nos espérances.



[1] Nommé au lycée de Versailles (arrêté du 12 décembre 1940 pour effet en date du 12 mars 1941), il est ensuite nommé à titre provisoire au Lycée Henri IV (arrêté du 30 janvier 1941 pour effet en date du 14 mars 1941), où il exerce de mars à septembre 1941.


Auteur :

Tristan Lecoq
Inspecteur général de l’Education nationale (histoire - géographie)
Membre de l'académie de Marine
Membre associé de l'Inspection générale des Affaires maritimes
Conseiller du Premier ministre pour l’Education nationale, l’Enseignement supérieur et la recherche (2005 – 2007)


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