Le 19 février 1944, Eysses est le théâtre d’une ambitieuse tentative d’évasion collective (de mille deux cents détenus politiques). Ce jour-là, alors qu’un inspecteur général effectuait une visite dans la centrale, les détenus saisissent l’occasion pour le prendre en otage, ainsi que le directeur milicien de l’établissement, Joseph Schivo, et quelques membres du personnel, au moment où ceux-ci pénétraient dans le chauffoir du préau 1. Le plan, préparé depuis plusieurs semaines par l’état-major clandestin des détenus, consistait à s’emparer des gardiens et à se rendre maitre de la centrale en silence. Entre 14h, heure de la capture de l’inspecteur et du directeur au préau 1, et 17h, les détenus progressent, en silence, jusqu’au bâtiment administratif, capturant et ligotant les surveillants au fur et à mesure de leur avancée.
Cependant, l’alerte est donnée vers 17 heures par une corvée de droits communs de retour dans la détention. Alerté par des coups de feu, la garde extérieure met alors en batterie des armes automatiques aux fenêtres des bâtiments d’entrée donnant sur la cour d’honneur et commence à ouvrir le feu sur les locaux de détention.
La chapelle devient le lieu de rassemblement des détenus à cause de sa position géographique et stratégique au cœur de la prison. Lorsqu’avaient éclaté les premiers coups de feu, tout un flot de détenus s’était écoulé d’abord confusément vers cet endroit. Puis le flot s’est assagi, les rangs se sont organisés, les regroupements s’opérant par avec le double désir de coopérer au combat et de se préparer à la sortie tant espérée. Aussi voit-on sans surprise autant de détenus réunis dans la chapelle, beaucoup ont leur barda, des couvertures, des gamelles ou quelque outillage de fortune. Chacun pense au maquis, et on va et vient à la recherche de nouvelles. On cherche à se rendre utile et surtout à participer dans la mesure du possible à l’action armée. Retenons le témoignage de Charles Temerson : «… Ceux qui ne combattaient pas, attendaient dans la chapelle et cette chapelle… elle était d’un réalisme hardi et puissant, d’un coloris énergique dans cette demi-obscurité où les ombres effarantes et disproportionnées atteignaient le tragique. Ce lieu tenait de la fantasmagorie et de l’effroi. Partout des têtes étranges, dantesques et démoniaques, transformées par ces torches improvisées, ces cierges et ces falots ; partout des musettes faites de débris de serviettes pénitentiaires, des camarades déjà endormis, d’autres émiettant et grignotant de maigres provisions, partout des poitrines haletantes et des balles… Des balles qui déchiraient l’espace, de la poudre, des fusils ennemis cherchant à nous situer pour mieux nous frapper » (« La révolte d’Eysses » par Temerson, La France intérieure, 15 décembre 1945).
Jean Dognin, quant à lui, écrit : « L’entrée de la chapelle. Quelques bougies découpent des halos de lumière tremblotante. De loin en loin, le faisceau d’une lampe électrique dévore ces coins d’ombre. Chahut infernal. Dans ce lieu ordinairement si calme, cinq cents hommes vont et viennent. Etrange vision. Là-haut sur l’autel, des êtres se serrent en grelotant ; l’image disparait bientôt dans la nuit. J’éprouve une curieuse sensation en entrant sous ces voûtes sonores. Pour franchir la houle, je lève mon fusil au-dessus de ma tête ; l’arme prend des dimensions colossales sur le mur d’en face que rougissent les flammes d’un brasier allumé en plein chœur. Anxieusement des groupes se concertent, épaule contre épaule… Une explosion formidable ! Des vitraux dégringolent fracassés, les tympans vibrent désagréablement et cinq cents corps, d’un même élan, se sont allongés, la tête sur les bras…. Nouvelle explosion. Un tout jeune appelle sa mère. Pauvre gosse ! » (« Souvenirs de la prison d’Eysses » par Jean Dognin dans Le Patriote Résistant, mai-juin 1948).
Dans la chapelle, on bivouaque, de nombreux groupes sont rassemblés, prêts pour la sortie massive. Constamment, les uns ou les autres, sont appelés à des missions dans la bataille. Le collectif patriote d’Eysses poursuit le combat pour la liberté.
Les groupes de choc, formés en particulier d’Espagnols bénéficiant de l’expérience du combat à la faveur de la guerre civile, après avoir sommé en vain les GMR des tourelles de les laisser sortir, tentent, à plusieurs reprises, de franchir les murs de l’enceinte extérieure en attaquant le mirador nord-est à la grenade. Certains détenus atteignent les toits, tirent à coups de mitraillette sur les gardes, pendant que d’autres, protégés par des matelas, tentent de monter à l’échelle jusqu’au mirador de la porte Est. Toutes ces tentatives sont repoussées. Du coté des détenus il y a un mort - Louis Aulagne - deux blessés graves et trois blessés légers. On compte un tué et un blessé parmi le personnel pénitentiaire et seize blessés parmi les forces de l’ordre.
Vers 21 heures, les troupes d’occupation venues d’Agen encerclent la centrale, munies de pièces d’artillerie.
Vers minuit, l’état-major des détenus, installé dans le poste de garde du bâtiment administratif, tente de parlementer plusieurs fois par téléphone avec la préfecture, demandant au préfet de les laisser sortir, en arguant de la qualité des otages qu’ils détiennent. C'est Auzias qui dirige ces négociations avec la préfecture afin d’obtenir une reddition acceptable. On libère alors le directeur Schivo qui confirme le traitement correct dont il a été l’objet et relaie la demande des détenus auprès des autorités. Il est ici intéressant de signaler que tous les témoins insistent sur l’attitude particulièrement veule du milicien qui, craignant pour sa vie, tentera de se justifier par toutes sortes d’attitudes mensongères, tout en faisant état de sa qualité d’officier français. Vers trois heures, le commandant des troupes allemandes lance un ultimatum donnant aux révoltés un quart d’heure pour se rendre sans condition, faute de quoi la centrale sera bombardée. Les détenus demandent alors, par l’intermédiaire du directeur, un délai d’une heure pour regagner leurs dortoirs et déposer les armes (temps également nécessaire pour faire disparaître un certain nombre de papiers compromettants), celui-ci ayant donné sa promesse d’officier qu’il n’y aurait pas de représailles. Ce délai est refusé. Conscient que la poursuite des combats se solderait par un échec, les détenus libèrent les otages, abandonnent leurs armes (onze mitraillettes et huit grenades) et regagnent leurs dortoirs : il est environ quatre heures du matin.
Sources : Corinne Jaladieu, La prison politique sous Vichy. L'exemple des centrales d'Eysses et de Rennes, L'Harmattan, 2007. Amicale des anciens d’Eysses, Eysses contre Vichy 1940-…, Tiresias, 1992.
Cette photographie est extraite d’un album réalisé par le studio photographique d’Henri Manuel à la fin des années vingt et comprenant une cinquantaine de clichés pris à Eysses. Elle représente l’intérieur de la chapelle dans laquelle des pupilles écoutent le sermon d’un prêtre juché en haut de sa chaire. Un surveillant se tient à ses côtés.
« Bien avant la campagne contre les bagnes d’enfants lancée en août 1934 après l’évasion de colons de la maison d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer, entre 1929 et 1931, le studio Henri Manuel réalise une commande sur les prisons et les institutions pour mineurs relevant du ministère de la Justice. Le reportage est d’importance et couvre l'École d'administration pénitentiaire, 17 maisons d'arrêt, 6 centrales et enfin 9 établissements pour mineurs : les maisons d'éducation surveillée d'Aniane, de Belle-Île-en-Mer, de Saint-Maurice, la colonie correctionnelle d'Eysses, l'école de réforme de Saint-Hilaire, les écoles de préservation de Cadillac, de Clermont-de-l'Oise, de Doullens, ainsi que la prison de la petite Roquette qui, à cette époque, accueille des mineurs. Pour certains établissements, le reportage donne lieu à deux albums, un pour les hommes et un pour les femmes. Quelle est l’origine de la commande, quel en est le commanditaire, à quel public s’adresse-t-elle ? Les questions sont nombreuses, les réponses ne peuvent guère dépasser le stade des hypothèses de travail. Comme pour de nombreux fonds photographiques, nous ne possédons que des images. Elles sont montées sous forme d’albums de facture artisanale. Les photographies sont collées sur du papier Canson et rassemblées par établissement. Seule la dénomination officielle de l’institution, inscrite à la main, figure sur la couverture, mais aucune légende n’accompagne les clichés. A ce jour, nous n’avons retrouvé aucune archive concernant les modalités et les finalités de cette commande. Restent plus d'une trentaine d'albums et des images extraites des reportages sur les institutions accueillant des mineurs et diffusées sous forme de carnets d’une douzaine de cartes postales. » (Françoise Denoyelle , « Le studio Henri Manuel et le ministère de la Justice : une commande non élucidée »).
C’est le 2 juin 1895 que furent affectés à une colonie correctionnelle les locaux de l’ancienne maison centrale d’Eysses. Elle reste un établissement pour mineurs de 1895 à 1940. Au XIXeme siècle, l’enfance délinquante accapare les efforts ; il faut les arracher à la ville corruptrice et les régénérer par l’air pur des champs, l’environnement rural d’Eysses offre un cadre favorable. Le décret du 31 décembre 1927, par volonté de gommer le plus possible le caractère pénal de cet établissement, transforma le nom en celui de maison d'éducation surveillée. Mais ce nouveau vocabulaire a du mal à passer, on continue à appeler Eysses, qui reçoit toujours les incorrigibles, colonie correctionnelle. Eysses a été divisée en deux sections : une section pénitentiaire pour les mineurs de seize ans condamnés à des peines supérieures à deux ans ainsi que les relégables bénéficiant d’un régime de faveur, et une section correctionnelle où sont matés les « insubordonnés et les vicieux » (indisciplinés de toutes les autres maisons pénitentiaires tant publiques que privées), les mineurs de moins de vingt et un ans en « correction paternelle », cependant que sont isolés des autres les syphilitiques. La discipline s’y fait plus dure et les révoltes se multiplient dans ce qui devient réellement des « bagnes d’enfants ». Dans les années 1930, Eysses et Belle-Île sont au cœur de cette campagne. Le scandale d’Eysses est dénoncée d’abord dans une campagne de presse locale, le Travailleur du sud-ouest du samedi 27 février 1937 publie la conférence du Secours Populaire de France qui dénonce : « le cas de certains jeunes, que les circonstances ont amenés dans les maisons de correction et qui subissent des tortures encore moyenâgeuses », puis il est orchestrée par Alexis Danan. La campagne qu’il mène dans Paris-soir à la suite de “l’affaire d’Eysses” d’avril 1937, sert de détonateur, dans un contexte idéologique occupé par des partisans de la défense sociale qui font du traitement des mineurs un préalable à la mise en œuvre des réformes pénales. Il reste donc de cette période durant laquelle Eysses est une maison d’éducation surveillée, une solide réputation de « bagne » d’enfant.
Auteur : Fabrice Bourrée
Sources : Françoise Denoyelle , « Le studio Henri Manuel et le ministère de la Justice : une commande non élucidée », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », numéro 4, 2002 , mis en ligne le 18 mai 2007 [article en ligne : http://rhei.revues.org/index56.html].
Site officiel de l’association nationale pour la mémoire des résistants emprisonnés à Eysses : http://www.eysses.fr.
Lieu de regroupement des détenus le 19 février 1944.
Genre : Image Type : Photographie
Producteur : Cliché Henri Manuel
Source : © Archives École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), fonds Henri Manuel. - Droits réservés
Photographie argentique en noir et blanc.
Date document : Entre 1929 et 1931