Docteur Etienne Grandrie, résistant-déporté (1900-1981)
Genre : Image
Type : Photographie
Source : © Coll. privée Droits réservés
Lieu : France - Normandie (Basse-Normandie)
Contexte historique
Le docteur Grandrie était un des trois médecins de Pont-L’Evêque, petite ville du Pays d’Auge située entre Trouville, où il est né le 15 août 1900, et Lisieux, d’où est originaire son épouse, Antoinette Vatel, fille du maire de Lisieux. Je l’ai connue enfant car il était notre médecin de famille et connaissait mes grands-parents maternels, Jules et Germaine Letac, depuis sa jeunesse. Il est père de trois filles, dont l’aînée Marie-Claire a accepté de témoigner.
Dès le début de l’Occupation, m’a-t-elle dit, il était gaulliste et s’est engagé dans le premier réseau de résistance de la région, le réseau Hector. Il est recruté en mai 1941 par Maurice Deprun (1), membre du tout jeune groupe de Robert Guédon, qui a démarré dans la Manche avant de s’étendre à Caen puis dans le Pays d’Auge et à Paris. Son fondateur est officier d’Etat Major de l’armée et connait Henri Frenay car ils appartiennent à la même promotion de l’école de guerre. Les deux hommes se retrouvent dans le sud de la France et décident de faire du renseignement pour les services secrets clandestins du 2e Bureau. Guédon obtient de l’argent, des contacts précieux et repart en zone occupée où l’action démarre rapidement tandis que Frenay fonde le mouvement Combat en zone sud.
Un groupe se forme à Caen avec l’institutrice Reine Joly (qui épousera Guédon), Maurice Deprun et André Michel. Ils s’occupent d’abord de sauver les aviateurs alliés tout en diffusant les premiers journaux résistants comme Les petites ailes. Un autre groupe est fondé à Tours, lieu de passage de la ligne de démarcation puis en Champagne et à Paris, à l’École des surintendantes d’usine où Bertie Albrecht a étudié. Dans le Pays d’Auge, le docteur Grandrie est agent de renseignements et de propagande. Il collecte des renseignements militaires avec Louis Bedel, vétérinaire à Dozulé, et M. Fallosuine de Villers Boccage. Ils sont traduits par Fernande Jouffin, agent d’assurance en face de chez lui, qui parle parfaitement l’anglais, leur mère étant anglaise, et tapés à la machine pour être acheminés par des courriers.
Mais un membre du groupe de Caen a été arrêté par le contre espionnage allemand. Une liste de noms est trouvée. Les Allemands remontent les filières et procèdent aux arrestations. Le 9 décembre 1941, le docteur Grandrie est arrêté chez lui par les feldgendarmes et emmené dans une voiture noire après deux heures de perquisition qui n’a rien donné.
L’attitude des Allemands lors de cette arrestation à son domicile, en présence de sa femme et de ses trois filles, est révélatrice du peu d’informations dont ils disposent au sujet du réseau. Ils sont persuadés d’avoir affaire à des gaullistes qui font de la propagande par le biais de journaux. Marie-Claire Grandrie, qui avait alors douze ans, se souvient que les Allemands ont tout mis en l’air dans la maison pour trouver les tracs et journaux anti-allemands. Dans sa déposition de 1945, effectuée à son retour de déportation, le docteur Grandrie précisera : « Les allemands avaient l’assurance que je devais en être dépositaire. Aucun journal n’a été trouvé malgré tout. J’ai été emmené et interné à la maison d’arrêt de Pont-l’Evêque du 9 au 11 décembre 41 et j’ai ensuite été conduit à la maison d’arrêt de Caen. Le 14 décembre, j’ai été interrogé et j’ai alors appris les raisons de mon internement. Devant mes dénégations, j’ai été confronté avec l’agent qui portait les journaux, M. Dugardin, ex-officier de réserve. Devant l’évidence, j’ai reconnu avoir eu deux paquets de journaux. La justice allemande n’a été informée que de la partie propagande de notre groupe de résistance, secteur Normandie, réseau Hector, elle n’a jamais appris la partie espionnage . »(2)
D’après le registre d’écrou de la prison de Caen, il est libéré le 24 décembre 1941, la veille de Noël en attendant le procès qui va le juger, comme la plupart de ses vingt quatre camarades arrêtés dans la même affaire. Car il a six personnes à charge, dont une fille malade, et son père âgé de 73 ans. Le docteur Grandrie avait cinq personnes à charge. Ses trois filles, dont une handicapée, sa mère et bien sûre son épouse. De manière très étonnante, le bruit a couru à Pont-L’Evêque qu’il avait été arrêté pour une affaire d’avortement et non pour fait de résistance. Beaucoup de gens l’ont cru, même après la Libération. Certes, la Résistance n’en était alors qu’à ses premiers balbutiements et l’on pouvait encore croire que le Maréchal suffirait à servir de rempart à l’hitlérisme tandis que de Gaulle, à Londres, aiguisait l’épée du combat. Les affaires de mœurs devaient être plus divertissantes. L’avortement tombe sous le coup des lois d’exception qui justifient une activité redoublée des représentants légaux du régime de Vichy et sa répression va devenir un des grands axes du contrôle des femmes. Les premières affaires d’avortement remontent à avril 1941, en avril, d’après les rapports de gendarmerie que j’ai consulté sur la section de Pont-L’Évêque, Lisieux et Blangy-le-Château (3). Entre 1943 et 1944, une quarantaine de femmes sont inculpées d’avortement, ce qui est énorme pour deux petites villes.
Le procès du groupe se tient le 29 avril 1942 devant la cour de justice de la Feldkommandantur 723 de Caen. C’est durant les interrogatoires que Marie Tirel, poussée par sa mère, parle trop. Les Allemands sont alors persuadés d’avoir affaire à un vaste réseau d’espionnage. Un premier verdict relativement clément tombe. Mais ce verdict est aggravé le 1er mai à la suite d’un attentat fait par le Front national à Airan, sur la ligne chemin de fer à Moult Argences (4). Dix permissionnaires allemands ont été tués. L’occupant veut se venger. Jacques Dugardin, Gaston Renard et André Michel, sont condamnés à mort par le tribunal militaire de Caen et fusillés le 9 mai 1942. Le docteur Grandrie voit sa peine de cinq mois de prison commuée en cinq ans de travaux forcés pour « propagande gaulliste, détention de tracts ». Il est envoyé à Fresnes avec ses compagnons, puis en Rhénanie en juillet 1942. Ils font partie du transport n° 46 qui comprend 112 hommes et 12 femmes. Grandrie est interné à la prisons de Karlsruhe Rheinbach, au sud-ouest de Bonn jusqu’au 6 juin 44. Puis à la prison de Hameln jusqu’en septembre Coswig, au nord de Dresde, jusqu’au 4 avril 1945, et enfin à Bützow, près de la mer Baltique, d’où il est libéré par les Russes le 3 mai 1945.
A son retour de déportation, il était méconnaissable, se souvient ma mère. Il est maigri, blanchi, au point que sa femme ne le reconnait qu’au son de sa voix lorsqu’elle vient l’attendre à la gare de Lisieux en mai 1945. Il est soigné par un médecin de Caen, pneumologue, le docteur Le Rasle et peut reprendre son travail. Lors de la première séance du nouveau Conseil municipal du 7 juin 1945, Jules Letac, maire de Pont-L’Evêque nouvellement élu, ouvre la séance par ces mots : « C’est avec un réel plaisir et une grande joie que je puis saluer ce soir le retour et la présence à notre réunion du Conseil municipal de deux des nôtres déportés en Allemagne : M. Pidoux et M. le Docteur Grandrie. Votre place, chers collègues, n’était vide depuis de longs mois qu’en apparence car votre souvenir était toujours parmi nous et combien de fois n’avons-nous pas prononcé vos noms et évoqué les souffrances que l’allemand vous faisait supporter injustement. Aussi avons-nous été heureux, lors des dernières élections de constater que tous avaient pensé comme nous en renouvelant votre mandat. Cependant, une ombre voile notre joie. En effet, notre troisième collègue Me Féquet n’est pas rentré, n’ayant pu supporter les mauvais traitements infligés dans le sinistre camp de Dachau, il est décédé là-bas, en pays ennemi. Nous perdons en la personne de Maître Féquet un bon ami et un membre éminent de notre assemblée communale, à l’esprit subtil, au grand cœur et dont les avis éclairés étaient toujours écoutés » (5).
Le 20 août 1946, la Croix de guerre 1939 avec étoile de vermeil lui est attribuée avec la citation suivante : « Le Général de Gaulle, Président du gouvernement provisoire, cite à l’ordre du corps d’armée Grandrie Etienne F.F.C., agent ayant travaillé en territoire occupé en décembre 1940. N’a cessé de mener une lutte ardente contre l’ennemi, faisant toujours preuve d’une profonde abnégation à été déporté en Allemagne où il garda toujours le plus grand mutisme. (6) » Le docteur Grandie travaillera jusqu’en 1960 et à l’hôpital jusqu’en 1965. Il est décédé à Pont-L’Evêque le 14 février 1981. N’oublions pas Mme Grandrie qui deviendra une des grandes figures de la ville. Sous l’Occupation, elle est membre de la Croix Rouge et sera élue conseil municipal tout en participant à différentes associations. Remarquons enfin que la ville de Pont-l’Evêque n’a pas encore eu l’occasion d’honorer la mémoire du docteur Grandrie qui a montré le chemin de la Résistance et qui soignera ses compagnons de détention en Allemagne. Cela viendra certainement un jour.
(1) Voir l’Attestation d’appartenance aux Forces Françaises Combattantes n° 40554 et l’attestation du commandant Pierre Miquel, « M. Etienne Grandrie a signé un contrat d’engagement en application du décret 366 du 25 juillet 1942. Réseau Hector. Les services accomplis comme agent P2 du 9 décembre 1941 au 23 avril 1945 en qualité de chargé de mission de 3eme classe, grade sous-lieutenant. » Dossier Résistant déporté, SHD, Ministère de la défense, Caen.
(2) Procès-verbal Dr Grandrie, 17 novembre 1945, 45 ans, au procès de Marie et Yvonne Tirel, Archives Départementales du Calvados, 991W68-367/6.
(3) Archives de la gendarmerie (AG), Vincennes, Calvados 1940-1944. Registres de correspondance courante, Sections et Brigades de Lisieux, Pont-L’Evêque, Honfleur, Blangy, Dives, Trouville, 14E28 à 133.
(4) Voir Jean Quellien, Opinions et comportements politiques dans le Calvados sous l’occupation allemande, Presses universitaires de Caen, 2001, p. 357.
(5) Registre du Conseil municipal, Délibérations 1945-1947, p. 42. Voir aussi Le Progrès du littoral, samedi 16 juin 1945.
(6) Dossier de résistant-déporté, Service Historique de la Défense, Ministère de la Défense, Caen.
Marie-Jo Bonnet, docteur en histoire