Dénonciation de propos subversifs dans le tram à Marseille, 11 septembre 1941.
Légende :
Lettre anonyme adressée au préfet des Bouches-du-Rhône le 11 septembre 1941, 76 W 115.
Genre : Carte
Type : lettre anonyme
Producteur : MUREL PACA
Source : © Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 76 W 115. Droits réservés
Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille
Analyse média
L'auteur de cette lettre de dénonciation anonyme envoyée au préfet des Bouches-du-Rhône dispose d'une machine à écrire et fait preuve d'une bonne maîtrise de la dactylographie. L'expression témoigne d'un certain niveau de culture. Le souci presque maniaque du détail montre combien l'auteur tient à ce que sa lettre soit prise au sérieux et que les personnes dénoncées soient identifiées et punies. Il relate avec soin les propos entendus en soulignant la grossièreté du langage des deux hommes dénoncés et leur manque d'instruction. Il a non seulement retenu les paroles mais aussi détaillé la tenue des deux individus : « il avait à ladite poche une épingle dite nourrice et qu'on appelle aussi épingle anglaise. Est-ce un signe de ralliement ? Je vous le signale à toutes fins utiles. ». Il sait que l'employé des trams mis en cause avait fini son service et s'est procuré son matricule. Ce renseignement retient l'attention du cabinet du préfet puisqu'il est souligné en rouge. On peut penser que cela ne restera pas sans conséquence pour le traminot.
Les deux hommes dénoncés ont accumulé les propos subversifs aux yeux de leur délateur :
-en critiquant la compagnie des trams « qui relève la tête depuis Pétain », en espérant « un nouveau 1936 et que les fascistes français n'auront pas fini de chier(sic) », ils montrent leur adhésion au Front populaire et leur opposition au gouvernement du maréchal Pétain qui fait, d'après eux, le jeu des patrons.
-en soutenant que l'armée française de Syrie a rejoint les troupes anglaises et les Forces françaises libres du général de Gaulle (les « dissidents »), ils propagent des nouvelles démoralisantes.
-en accusant les membres de la Légion et le gouvernement de Vichy d'être pro-allemands, ils les taxent implicitement de trahison.
La détestation du dénonciateur s'accroît quand il apprend -comment ? Le délateur ne donne pas ses sources-, que le traminot est d'origine espagnole. Cela donne lieu à un couplet hostile aux Républicains espagnols réfugiés en France, soupçonnés de vouloir importer en France révolution et massacres. Ce thème avait été largement développé par la presse de droite et d'extrême-droite au moment de la chute de la République espagnole et de l'afflux de réfugiés en janvier 1939. Les Grecs vivant dans le quartier de la Grotte-Roland sont également considérés comme hostiles aux bons Français. Le dénonciateur se défend pourtant d’être xénophobe. Est-ce pour se démarquer de l'extrême droite et se situer dans le courant qui peut lui paraître le plus respectable, pétainiste et maréchaliste ? Est-ce pour paraître impartial et dénué de passion et ainsi donner plus de poids à sa missive ?
Dans l'avant dernier paragraphe, l'auteur tente de justifier son anonymat par crainte de représailles sur sa famille : les enfants d'étrangers ne valent pas mieux que leurs parents et persécutent ses jeunes enfants. Leur lâcheté précoce est ainsi soulignée. Les personnes incriminées ont très bien pu bénéficier d'une naturalisation dans le cadre de la loi de 1927 et être, ainsi que leurs enfants de nationalité française. Pour le rédacteur de la lettre, cela ne changerait sans doute rien. Son indignation lui fait oublier ses précautions de langage et il emploie le terme de salopards sans l'agrémenter d'un « sic ». La stigmatisation ne vaut que pour les milieux populaires et mal pensants.
Cette lettre rassemble sans surprise les éléments classiques de la littérature de dénonciation : lâcheté de l'auteur qui garde un anonymat prudent, proclamation de son soutien au gouvernement du maréchal Pétain, peur et haine des « rouges » qui menacent l'ordre social, xénophobie qui s'étend aux enfants des étrangers alors que s'ils sont nés en France, ils ont vocation à devenir français à leur majorité. L'auteur de la lettre a assimilé le vocabulaire en cours depuis la fin des années 1930 en employant le terme « d’indésirables » pour désigner tous ceux que la France devrait neutraliser. Il ne manque que les Juifs et les Francs-Maçons pour que le tableau de la haine ordinaire soit complet mais était-ce peut être l'objet d'autres lettres.
Sylvie Orsoni
Contexte historique
Cette lettre est une parmi des centaines de milliers adressées aux autorités françaises et allemandes pendant l'Occupation. Lorsqu'elle parvient au cabinet du préfet des Bouches-du-Rhône le 12 septembre 1941, le régime de Vichy est en place depuis 14 mois.
Le gouvernement du maréchal Pétain, à partir du 11 juillet 1940 met en place de nouvelles institutions et produit toute une législation permettant de réprimer les oppositions, exclure les « indésirables », contrôler la population. La liberté d'expression étant supprimée, les oppositions pouvaient se manifester par des signes de reconnaissance vestimentaires discrets comme porter une épingle à nourrice dite aussi épingle anglaise pour manifester l'espoir dans une victoire britannique, le refus de l’armistice et de la collaboration avec l'Allemagne.
Un des instruments de contrôle et d'encadrement de la population est la Légion française des combattants (LFC) créée le 28 août 1940 pour remplacer toutes les organisations d'anciens combattants. Pour Xavier Vallat, secrétaire général aux anciens combattants, la LFC doit être « les yeux et les oreilles du Maréchal », autant dire que ses membres sont invités à la délation. A Marseille, la LFC est créée le 21 octobre 1940.Le « président régional » de la LFC des Bouches-du-Rhône est Jean Bouyala. Au niveau communal c'est Jean Arnould qui exerce la présidence. En février 1941, les Bouches-du-Rhône comptent 35 000 cotisants, dont plus de la moitié résident à Marseille. Les membres de la LFC ne portent pas d'uniforme mais un écusson comportant un bouclier tricolore frappé d'un casque ailé (référence au casque gaulois de l’imagerie traditionnelle) et traversé d'une épée.
La LFC participe à la chasse aux opposants et aux membres de « l'Anti-France ». L'instruction numéro 2 du 30 avril 1940 érige la délation en devoir : « Les présidents des sections communales et les délégués cantonaux ont […] le droit et même le devoir d'éclairer leur maire et leur sous-préfet sur tout ce qui - dans la commune, le canton et l'arrondissement - leur paraît se développer contrairement à la doctrine et aux instructions du Maréchal Pétain ». Dans son allocation enflammée du 30 août 1941, Jean Bouyala dresse la liste exhaustive des ennemis de la France. Cet appel est entendu et les lettres de dénonciation submergent les autorités L'auteur de la lettre est-il membre de la LFC ? L'historien, Laurent Joly, note que plus le dénonciateur est sûr de la cause qu'il défend et appartient à un milieu social élevé, plus il signe sa lettre. Dans cet exemple, la force des convictions xénophobes et réactionnaires ne permet pas de surmonter la lâcheté.
Sylvie Orsoni
Sources
Grynberg Anne, Les camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944, Paris,La Découverte/Poche, 1999.
Joly Laurent (sous la direction de), La délation dans la France des années noires, Paris, Perrin 2012.
Mencherini Robert, Midi rouge, ombres et lumières. 1. Les années de crise, 1930-1940. Paris, Syllepse, 2004.
Mencherini Robert, Vichy en Provence, Midi Rouge, ombres et lumières, tome 2. Paris, Syllepse, 2009.
Peschanski Denis, La France des camps. L'internement 1938-1946. Paris, éditions Gallimard, 2002.
Rémy Dominique, Les lois de Vichy, Actes dits « lois » de l'autorité de fait se prétendant « gouvernement de l'Etat français », Paris, éditions Romillat, 1992.