Lettre de Joseph Schivo à André Baillet
Légende :
Lettre de Joseph Schivo à André Baillet, directeur général de l’administration pénitentiaire, demandant le transfert des détenus du quartier cellulaire d’Eysses, 21 mars 1944.
Genre : Image
Type : Courrier officiel
Source : © Archives départementales de Lot-et-Garonne, 900 W Droits réservés
Détails techniques :
Papier pelure, texte dactylographié, 1 page, dimensions: 21 x 27 cm.
Lieu : France - Nouvelle-Aquitaine (Aquitaine) - Lot-et-Garonne - Villeneuve-sur-Lot
Analyse média
Dans ce courrier daté du 21 mars 1944, Joseph Schivo, directeur de la maison centrale d’Eysses, sollicite auprès d’André Baillet, directeur général de l’administration pénitentiaire, le transfert à la maison d’arrêt d’Agen ou dans toute autre prison des détenus incarcérés au quartier cellulaire. Ceux-ci doivent être traduits devant la section spéciale près la cour d’appel d’Agen suite à leur participation aux événements du 19 février 1944. L’objectif de ce transfert selon Schivo est de libérer l’espace du quartier cellulaire occupé par ces détenus et surtout, étant considérés comme faisant partie des meneurs de l’insurrection, de les éloigner des autres résistants incarcérés à Eysses.
Retranscription :
"A la suite de l'émeute du 19 février dernier, la Cour Martiale a rejeté de sa compétence l'accusation d'un certain nombre de mutins qui n'ont pas été pris les armes à la main et les a renvoyés devant la Section Spéciale qui doit siéger à Agen. Ces individus ont été placés au quartier cellulaire en vue de leur isolement en attendant la fin de l'enquête au cours de laquelle ils pouvaient de nouveau être entendus. Cette enquête s'est terminée le 15 mars, un pau vaant cette date j'avais demandé à M. l'Intendant de police de vouloir bien faire transférer au plus tôt ces individus à la prison d'Agen ; M. l'Intendant qu'ils le seraient sitôt l'enquête terminée. En plus de ceux-ci dont j'ignore exactement le nombre, mais qui vraisemblablement doit être de 30 environ, il y en a certains autres dont la culpabilité n'a pu être retenue mais qui ont eu une activité très grande avant et au cours de l'émeute ; ces derniers ont été aussi mis au quartier cellulaire pour être transférés dans une maison centrale cellulaire. M. le sous-directeur Maret avait à ce moment-là provoqué des ordres. Tous ces individus ne peuvent plus être remis sur les préaux.
Or ces 54 détenus préventionnaires de la Section Spéciale ou transférables, occupent 25 cellules au quartier I. Cette occupation rend impossible l'application des peines disciplinaires que j'inflige aux fortes têtes et indisciplinés. En conséquence, j'ai l'honneur M. le Directeur général de vous demander que l'enlèvement de ces individus soit fait le plus tôt possible afin de rendre libre les locaux cellulaires dont j'ai un besoin pressant et d'autre part j'ose espérer, M. le Directeur général, qu'après la nouvelle condamnation des détenus qui doivent passer devant la Section Spéciale, ces derniers ne rejoindront plus mon établissement."
Auteur : Fabrice Bourrée
Contexte historique
Le 19 février 1944, Eysses est le théâtre d'une
ambitieuse tentative d'évasion collective. Après plusieurs heures de combat et
face aux menaces des autorités allemandes de bombarder la centrale,
l'état-major du bataillon d'Eysses décide de déposer les armes le 20 février à
5 heures.
Se trouvant à Vichy,
Joseph Darnand, Secrétaire général au maintien de
l'ordre, est
avertis dans la nuit de cette situation exceptionnelle. Il se rend d'urgence à Eysses, où il arrive dans
l'après-midi du 20 février. Il dirige alors en personne la répression, donnant l'ordre de renforcer la garde extérieure et
d'introduire des forces de police dans la centrale, ce
afin d'organiser une fouille générale des locaux et des détenus. Il repart pour
Vichy le lundi 21 février dans la matinée, après avoir exigé « cinquante
têtes ». L'enquête menée par les brigades mobiles de Limoges et de
Toulouse permet de désigner les prétendus meneurs de
la mutinerie. Les détenus sont tous rassemblés dans les préaux, ceux qui sont
désignés sont mis à l'écart et conduits au quartier cellulaire.
Seize personnes sont
immédiatement mises en cause - « comme meneurs actifs et armés de la
mutinerie » :
Auzias Henri, avec neuf témoins à charge,
dont trois l'ayant vu porteur d'un revolver, les autres « donner des
ordres et parlementer au téléphone »
Stern Joseph, vu armé d'une mitraillette
par quatre surveillants
Bernard François, mis en cause,
en tant que « chef à qui les autres détenus demandaient des
instructions » par le directeur et son garde du corps, et en tant que
blessé
Chauvet Jean et Brun Roger mis
en cause par le premier surveillant Dupin, qui affirme les avoir vus participer
à la mutinerie avec une arme
Sero Jaime, Marqui Alexandre,
Sarvisse Félicien et Serveto Bertran, tous les quatre blessés, le dernier par
une grenade. Parmi eux, seul Serveto reconnaît avoir transporté des matelas
pour attaquer le mirador, les autres nient toute participation active.
Vigne Jean, Guiral Louis et
Pelouze Gabriel, tous trois mis en cause par le détenu L., Vigne et
Pelouze : pour avoir commandé l'attaque du mirador, le dernier donnant des
ordres et
Guiral pour avoir défoncé le plafond de la lingerie et jeté des grenades sur le
mirador
Canet jean, légèrement blessé
au bras
Fieschi Pascal, accusé par le
surveillant-chef d'avoir agressé le directeur
Brinetti Henri, accusé par le
surveillant-chef d'être l'agresseur de l'inspecteur et, par un surveillant, de
l'avoir menacé d'un revolver.
Seuls deux des principaux
responsables, Auzias et Bernard, sont donc mis en cause. Le seul détenu
« dénonciateur », est un blessé : L. Lucien, qui, sans doute dans
l'espoir de voir sa vie épargnée, se déclare immédiatement disposé à raconter tout ce qu'il
sait sur les événements du 19 février. Parmi les mille deux cents détenus
interrogés, c'est le seul qui parlera, et ses déclarations seront lourdes de conséquences...
Le mercredi 23 février, à
quatre heures du matin, la cour martiale se réunit pour l'examen de quatorze
procès-verbaux, parmi les seize initialement choisis. Deux détenus échappent
donc de justesse à la cour martiale : le dénonciateur en contrepartie de
ses révélations et Brinetti, mis hors de cause par l'inspecteur qui ne
reconnaît pas en lui l'homme désigné comme son agresseur. Notons que Pascal
Fieschi, accusé d'avoir capturé le directeur, est lui amené à comparaître
car il a été formellement reconnu par ce dernier comme étant son assaillant. Les
témoignages recueillis auprès du personnel sont donc déterminants.
Les procès-verbaux sont remis à
la cour martiale qui délibère à huis clos. Douze détenus sur quatorze sont
condamnés à mort, les deux autres, Fieschi et Canet devant être présentés
devant le procureur de la République afin
d'être poursuivis par la section spéciale
de la cour d'appel. A dix heures, le président de la cour martiale, assisté de
deux juges, a déjà lu la sentence aux condamnés, qui sont passés par les armes
à onze heures. Six heures au plus se sont donc écoulées entre la remise des
procès-verbaux à la cour martiale (une quarantaine avec ceux des accusateurs)
et l'exécution de la sentence, sans aucune défense ni plaidoirie.
Outre les deux
« rescapés » de la cour martiale, Canet et Fieschi, dix-neuf autres
dossiers doivent être soumis à la section spéciale. Les détenus visés sont
tous suspectés, soit d'avoir participé activement à la mutinerie (sept
détenus), soit d'avoir joué un rôle dans l'organisation clandestine des
prisonniers (douze détenus). Au total, vingt et un dossiers sont renvoyés
devant la section spéciale d'Agen ; ces
hommes sont envoyés au quartier cellulaire
avec une trentaine d'autres détenus contre lesquels aucune charge particulière
n'est retenue, mais qui ont été mis de côté lors de la sélection du 20 février,
soit en raison de leur insubordination, soit après avoir été désignés par le personnel. Le quartier
cellulaire devient alors pour les détenus et la Résistance extérieure le
« quartier des otages ». Trente six détenus du quartier cellulaire
seront transférés vers la prison de Blois le 18 mai avant de rejoindre
Compiègne pour être déportés. Les autres sont livrés aux autorités allemandes
le 30 mai 1944.
D'après l'ouvrage de Corinne Jaladieu, La prison politique sous Vichy. L'exemple des centrales d'Eysses et de Rennes, L'Harmattan, 2007.