Le manifeste du syndicalisme libre : témoignage de Christian Pineau

Légende :

Christian Pineau évoque la création du "Manifeste du syndicalisme libre" en réaction à la Charte du Travail.

Genre : Film

Type : Témoignage filmé

Source : © Musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin Droits réservés

Détails techniques :

Durée de l'extrait : 0:03:49s

Lieu : France - Ile-de-France - Paris

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Contexte historique

Le Manifeste du syndicalisme libre (également appelé Manifeste des Douze) est diffusé le 15 novembre 1940, quelques jours après le décret du 9 novembre 1940 du gouvernement de Vichy qui porte dissolution des centrales syndicales. Ce texte d'union CGT/CFTC, acte public d'opposition à la politique du gouvernement de Vichy, fait à la fois date dans l'histoire du syndicalisme français pendant l'Occupation et dans l'histoire du mouvement de résistance Libération-Nord, pour lequel il marque le commencement, avec la création, en parallèle, du Comité d'études économiques et syndicales. Rédigé par Robert Lacoste (CGT) et Christian Pineau (CGT, tendance Syndicats)- l'avant-projet est rédigé par Pineau- le texte doit permettre de réunir "un noyau de camarades décidés à respecter et à rappeler à ceux qui ne les respectent plus les véritables principes du syndicalisme français" (Ch.Pineau).
Parmi les douze signataires se retrouvent trois générations de personnalités syndicalistes : trois éminents représentants du syndicalisme chrétien (Jules Zirnheld, président de la CFTC, Gaston Tessier, sécrétaire général, et Maurice Bouladoux, secrétaire adjoint) et neuf cégétistes (Capocci, secrétaire général de la Fédération des Employés, Chevalme, secrétaire général de la Fédération des Métaux; Gazier, secrétaire de la Chambre syndicale des Employés de la Région Parisienne; Jaccoud, secrétaire de la Fédération des Transports; Lacoste et Neumeyer, secrétaires de la Fédération des Fonctionnaires; Pineau, secrétaire de la Fédération des Employés Banque et Bourse; Saillant, secrétaire de la Fédération du Bâtiment et du Bois; Vandeputte, secrétaire de la Fédération du Textile) dont quatre de la tendance anticommuniste Syndicats (Vandeputte, Jaccoud, Pineau, Capocci). Le groupe ainsi constitué poursuit son action - à l'exception de Jules Zirnheld qui meurt fin 1940 -  en fondant le Comité d'études économiques et syndicales dont la façade légale abritera bientôt les activités du mouvement de résistance Libération-Nord.
La principale affirmation du Manifeste tient en une assertion : le syndicalisme français est toujours vivant, il s'agit d'en redéfinir les principes.
Le titre, écho au célèbre texte de Léon Jouhaux de 1937, Le syndicalisme français, ce qu'il demeure, ce qu'il doit devenir, inscrit le texte dans la tradition syndicale d'autonomie par rapport aux pouvoirs politiques, tout en se déclarant soucieux de s'adapter à la défaite.
Un raisonnement structure le texte de la manière suivante : le syndicalisme actuel, pour évoluer de façon cohérente, ne doit pas "renier son passé" mais, dans le présent, réaffirmer les principes à l'origine de son existence pour pouvoir, de manière positive, se projeter vers ce qui doit être son avenir. Un tel  postulat contient évidemment une critique implicite du régime en place. Il s'agit assurément d'un acte de courage politique, allant au delà d'un "esprit d'opposition constructive", dixit Georges Lefranc.
Une double lecture du Manifeste peut être faite : l'une, conciliante, visant à gommer les allusions à peine voilées à des hommes ou à des décisions (Pétain, René Belin) ; l'autre, au contraire, en ferait un texte quasiment révolutionnaire, soit un modèle de pratique du double sens. Action volontairement publique, les personnalités signataires s'avancent à découvert, mettant en avant leurs éminentes fonctions dans les structures syndicales qui viennent d'être dissoutes par Vichy.
Si le premier objectif est de dénoncer le régime, le second consiste à rallier le plus grand nombre de soutiens car, à l'automne 1940, les luttes syndicales internes priment plutôt que l'opposition au régime de Vichy. Le Manifeste apparaît comme un véritable compromis de circonstance entre la volonté de maintien d'une "présence" syndicale réelle et  une critique virulente du pouvoir en place. 

L'intérêt historique du texte est qu'il scellle la première alliance des cégétistes et des chrétiens, prélude à une action clandestine commune. Le rappel des buts de l'action syndicale, une amélioration continue des conditions d'existence de la classe ouvrière, peut paraître élémentaire alors qu'il s'agit de dresser un bilan positif de l'action syndicale passée et de rejeter la responsabilité "des désastres" subis par la France sur le patronat.
L'analyse de la situation est l'occasion d'autocritiques dont la clarté n'échappe pas au lecteur affranchi: "Quelle est la situation présente du syndicalisme? Il faut avoir le courage de le reconnaître, les ouvriers, dans leur majorité, se désintéressent de leurs organisations dans la mesure où ils ont le sentiment que celles-ci ne leur apportent ni une idéologie satisfaisante ni un programme adapté aux circonstances ni une défense efficace de leurs intérêts professionnels. D'autre part, ils ne pourront reconnaître comme authentiquement ouvrières des organisations dont les chefs ne seraient pas librement choisis par eux et dont l'activité s'exercerait sous la tutelle de l'Etat. Il importe donc, si l'on veut regrouper les ouvriers autour de leurs syndicats: - D'affirmer ou de réaffirmer les principes idéologiques du syndicalisme français; - de préciser les rapports qui doivent exister entre le syndicalisme et l'Etat; - d'établir le cadre dans lequel le syndicalisme devra évoluer et les méthodes qu'il peut employer."

Six principes essentiels du syndicalisme français sont  posés : il se veut anticapitaliste, subordonnant l'intérêt particulier à l'intérêt général, il doit "prendre dans l'Etat toute sa place et seulement sa place", il doit "affirmer le respect de la personne humaine, en dehors de toute considération de race, de religion ou d'opinion", il doit être libre, "tant dans l'exercice de son activité collective que dans l'exercice de la liberté individuelle de chacun de ses membres" et enfin "il doit rechercher la collaboration internationale des travailleurs et des peuples". Les responsabilités des "financiers", "des Trusts internationaux, de grandes Sociétés anonymes", en un mot, "le mur de l'argent" selon la terminologie du Cartel des Gauches, sont dénoncées : "Ils sont plus responsables de la défaite de notre pays que n'importe quel homme politique, si taré ou incapable soit-il".
Les solutions proposées ne sont pas nouvelles : "Au régime capitaliste doit succéder un régime d'économie dirigée au service de la collectivité", "le syndicalisme ne peut pas prétendre absorber l'Etat. Il ne doit pas non plus être absorbé par lui", "l'Etat doit jouer son rôle d'arbitre souverain entre tous les intérêts en présence"
La marque des auteurs du "Plan de la CGT" adopté par le Congrès confédéral  de 1935 est très visible : "La lutte des classes, qui a été jusqu'ici un fait plus qu'un principe, ne peut disparaître que : - par la transformation du régime du profit; - par l'égalité des parties en présence dans les transactions collectives; - par un esprit de collaboration entre ces parties, esprit auquel devra se substituer, en cas de défaut, l'arbitrage impartial de l'Etat". Christian Pineau et Robert Lacoste ont en effet fait partie de ce "brain-trust" réuni autour de Léon Jouhaux dans le Bureau d'études économiques, crée le 13 mars 1934 par la Commission administrative de la CGT pour élaborer et préciser les grandes lignes d'un "Plan de rénovation de l'économie".
Le texte prend nettement position contre toutes les persécutions, plaçant le respect de l'homme au centre de ses préoccupations, déclarant avec force : "En aucun cas, sous aucun prétexte et sous aucune forme, le syndicalisme français ne peut admettre entre les personnes de distinctions fondées sur la Race, la Religion, la Naissance, les Opinions ou l'Argent. Chaque personne humaine est également respectable. Elle a droit à son libre et complet épanouissement dans toute la mesure où celui-ci ne s'oppose pas à l'intérêt de la collectivité.
Le syndicalisme français  ne peut admettre en particulier :
- l'antisémitisme,
- les persécutions religieuses,
- les délits d'opinions,
- les privilèges de l'argent.
Il réprouve en outre tout régime qui fait de l'homme une machine inconsciente, incapable de pensée et d'action personnelles."

La dénonciation du fascisme, plus particulièrement sous la forme du national-socialisme, est parfaitement explicite. Il n'est pas donc anodin de signer, à cette date, une telle déclaration. Elle prend a posteriori un aspect clairvoyant voire provocateur et place d'emblée le combat sur le terrain de la lutte politique. Elle constitue à elle seule un acte de résistance au régime de Vichy, à l'occupation allemande et, de manière générale, à toute forme d'oppression. "Le syndicalisme a été et demeure fondé sur le principe de la Liberté " martèle le texte. "Il est faux de prétendre aujourd'hui que la défaite de notre pays est due à l'exercice de la liberté des citoyens, alors que l'incompétence de notre Etat-Major, la mollesse de nos administrations et la gabegie industrielle en sont les causes intérieures." La véhémence avec laquelle ce texte dénonce les responsabilités qui ont conduit le pays à la défaite est telle qu'elle justifie à elle seule le qualificatif de "Manifeste".

En définitive, ce qui fait l'originalité du Manifeste, est qu'il reprend, par certains côtés, les efforts conciliants de formation d'une Union sacrée dans une France en guerre, se situant ainsi dans la continuité de la ligne tracée par Léon Jouhaux, tout en se plaçant, en même temps, en rupture totale avec les décisions collectives, dépassées par des initiatives individuelles convergeant en une volonté de renouer avec la tradition de lutte pour l'indépendance syndicale et de respect des droits humains.


Sources : Alya Aglan, "Le Manifeste du syndicalisme libre" in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004.