Lettre pastorale de Monseigneur Saliège du 23 août 1942

Légende :

Lettre pastorale de l'archevêque de Toulouse sur "la personne humaine"

Genre : Image

Type : Lettre

Source : © Archives départementales de la Haute-Garonne, 5795W86 Droits réservés

Détails techniques :

Lettre dactylographiée

Date document : 23 août 1942

Lieu : France - Occitanie (Midi-Pyrénées) - Haute-Garonne - Toulouse

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Contexte historique

Jules Géraud Saliège (1870-1956) est nommé archevêque de Toulouse en 1929. Affecté d'une infirmité croissante apparue en 1931 et due à une " paralysie du bulbe ", il fait preuve de ténacité et de grand courage.

Comme les autres prélats catholiques il se rallie d'abord sans difficulté au régime de Vichy. Il y voit une revanche contre " l'éducation athée, la démocratie athée". Le 13 juillet 1941, dans une lettre sur l'Union, il écrit : " Le gouvernement légitime du pays est à Vichy et non ailleurs. Il a à sa tête un homme qui a fait don de sa personne à la France" . Mais  il ne désapprouve pas pour autant les initiatives individuelles des catholiques contestataires. Dans son entourage immédiat, il existe des personnes engagées dans des actions d'entraide et de solidarité, comme monseigneur de Courrèges d'Ustou, son évêque coadjuteur, ou monseigneur de Solages, le recteur de l'Institut catholique.

Le 8 août 1942, un convoi de Juifs étrangers, formé " de malades, de vieillards et d'infirmes ", quitte à pied le camp du Récébédou, près de Toulouse, et gagne la gare voisine de Portet-Saint-Simon où l'attend un train de onze wagons. " Des scènes lamentables ont lieu ", des tentatives de suicide, des crises de folie. Une catholique fervente, Thérèse Dauty, assistante sociale auprès des étrangers, décrit la situation dans un rapport qu'elle fait parvenir à monseigneur Saliège. Le 10 août, un deuxième convoi est formé qui donne lieu à de nouvelles manifestations tragiques. Témoins ou informés de ces faits, des représentants des Oeuvres rédigent un rapport confidentiel qui est également transmis à l'archevêque.

Le dimanche 23 août 1942, monseigneur Saliège fait lire dans la plupart des églises du diocèse une lettre de protestation, où il rappelle que " les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Tout n'est pas permis contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille". Rédigée en partie par l'entourage de monseigneur Saliège (en particulier par monseigneur de Courrèges, son évêque coadjuteur, et le chanoine Gèze, curé de Saint-Sernin et directeur des Oeuvres diocésaines ), cette lettre est lue le 30 août par les curés qui ne l'avaient pas fait auparavant. Elle a un grand retentissement dans l'opinion. Elle est reprise et diffusée par la radio de Londres et par la presse clandestine de la Résistance. C'est la première prise de position publique en faveur des Juifs. Elle dénonce des aspects jusque-là cachés ou ignorés de la politique de Vichy, ceux de l'exclusion et de l'antisémitisme d'Etat. Elle amorce un virage plus critique dans les positions d'une partie de l'Eglise, comme en témoigne également la lettre pastorale de monseigneur Théas, l'évêque de Montauban, qui est lue dans toutes les églises de son diocèse le 30 août 1942 : " Les mesures antisémites actuelles sont un mépris de la dignité humaine, une violation des droits les plus sacrés de la personne et de la famille. "

Les représentants de Vichy perçoivent le danger. Rapidement informé, le préfet Chéneaux de Leyritz parle "d'acted'indiscipline " et il tente d'empêcher la lecture de la lettre de l'archevêque de Toulouse en faisant pression sur les maires et sur les curés. En vain. Il obtient seulement de monseigneur Saliège des modifications mineures au texte d'origine :  les scènes " d'épouvante " deviennent " émouvantes " et les " horreurs " des " erreurs ". La propagande de Vichy doit également se contenter de la publication de textes défendant la politique gouvernementale dans des journaux secondaires, comme LegrandEchoduMidi et LaGaronne. Mais pas dans le grand journal régional LaDépêchedeToulouse, car son directeur, Maurice Sarraut, s'y oppose. A l'émissaire gouvernemental qui lui rappelle son anticléricalisme traditionnel, il aurait répondu : " Nous ne choisirons pas ce jour pour nous ranger parmi ses adversaires [de l'Eglise]. Je veux pouvoir regarder en face l'archevêque de Toulouse."

Le résultat final est décevant pour les autorités de Vichy. L'opinion publique condamne l'action gouvernementale, et la déclaration de monseigneur Saliège y contribue pour une bonne part. Dans son rapport de synthèse d'août-septembre 1942, le préfet le reconnaît : " Les opérations de regroupement des Juifs étrangers ont provoqué une réaction de l'opinion aggravée par les mandements de certains prélats et la propagande étrangère, à laquelle la population en l'absence de toute information, a prêté une oreille complaisante".  En désespoir de cause, Pierre Laval, le chef du gouvernement, aurait proposé au Vatican la mise à la retraite de monseigneur Saliège, en invoquant son âge et sa maladie.Mais il n'obtient pas gain de cause. 

Toutefois monseigneur Saliège ne rompt pas avec Vichy, il demeure même fidèle au Maréchal. Interrogé le 18 septembre par le substitut du procureur de la République, il déclare : " J'aiprisl'occasiondes départs des camps de Récébédou et de Noé pour affirmer la doctrine catholique sur la personne humaine, doctrine que les événements obscurcissaient dans l'esprit de beaucoup de fidèles. (...) Par discrétion et par délicatesse, je n'ai nommé ni le Maréchal, ni le Gouvernement pour ne pas leur susciter des difficultés.L'usage indécent que les partis ont fait de ma lettre est contraire à mes intentions et a échappé à mes prévisions. Encore une fois, j'ai voulu affirmer des principes (...)".  Dans une note datée du 5 octobre, il " affirme à nouveau son parfait loyalisme à l'égard du Maréchal et du pouvoir du pays. L'affirmation d'un principe chrétien n'a jamais impliqué la négation d'un autre principe chrétien".

Mais son indépendance d'esprit le conduit aussi à recevoir en 1943 Francis Closon, le futur commissaire de la République de Lille, et à lui déclarer : " Dîtes bien au général de Gaulle que nous sommes avec lui". Et pourtant, le 27 mai 1942, il n'a pas donné suite à une lettre du même général de Gaulle qui lui demandait de se rallier à lui...

Au premier abord, l'attitude de monseigneur Saliège apparaît changeante et quelque peu ambiguë. C'est qu'il se place au niveau des principes. Il adopte des positions médianes et modérées qui ne peuvent satisfaire les personnes clairement engagés dans un camp comme dans l'autre. Il n'est pas bien compris par une partie de son clergé, celle qui est beaucoup plus sensible que lui à la nécessité de soutenir fermement la politique gouvernementale. Les autorités allemandes et celles de Vichy restent d'ailleurs méfiantes vis à vis de lui. Le préfet Chéneaux de Leyritz lui aurait même déclaré : " Le peuple français n'est pas prêt à la politique que vous préconisez, qui exigerait de l'héroïsme".  Et c'est sans doute à son infirmité qu'il doit de ne pas être arrêté puis déporté le 9 juin 1944 avec d'autres notables toulousains, en tant que " déporté d'honneur "...  Mais d'un autre côté, en janvier 1944, quand il condamne la montée de la violence d'où qu'elle vienne, sans l'analyser et sans la différencier, ne peut-on pas y voir une condamnation de certains actes de la Résistance ? " Aucun assassinat n'est normal (...). Tous les terroristes sont inhumains et condamnés par la morale chrétienne" .

A la Libération, monseigneur Saliège sera honoré et considéré comme " l'évêquedelaRésistance ". A ce titre, il reçoit le 7 août 1945 la Croix de la libération. Mais, c'est Jean Estèbe qui l'écrit, " il ne fut en rien un évêque partisan, ni le pétainiste convaincu, ni le gaulliste, ni même l'évêque " rouge " qu'on a successivement présentés. Ses déclarations furent toujours inspirées par des motifs religieux et nourries par la doctrine sociale de l'Eglise (...). La question du régime politique n'était pas primordiale pour lui (...). Il condamnait tout racisme et toute pratique inhumaine à l'égard d'une catégorie particulière de la population (...). C'était un militant de la résistance à l'immoralisme nazi, pas de la résistance au régime de Vichy." C'est en 1952 qu'il devient cardinal. 


Michel Goubet, "Monseigneur Saliège et sa lettre pastorale du 23 août 1942" in CD-ROM La Résistance en Haute-Garonne, AERI, 2009.