Les Lettres françaises, n°1, septembre 1942
Légende :
Organe du Comité national des écrivains, ce journal clandestin est né de l'action conjointe de Jacques Decour (PCF) et de Jean Paulhan. Le premier numéro paraît en septembre 1942 sous la direction de Claude Morgan.
Genre : Image
Type : presse clandestine
Source : © gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Libre de droits
Détails techniques :
Journal ronéotypé
Date document : Septembre 1942
Lieu : France - Ile-de-France - Paris - Paris
Analyse média
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Contexte historique
Organe du Comité national des écrivains, Les Lettres françaises furent le principal journal littéraire clandestin. Il est né de la politique de Front national initiée par le Parti communiste, et de l'action conjointe de Jacques Decour, mandaté par le Parti communiste, et de Jean Paulhan, qui est sollicité pour réaliser l'alliance avec les non-communistes. Le principe en a été adopté en juillet 1941, lors d'une réunion de la direction des intellectuels communistes à laquelle a participé Aragon, venu de zone Sud. Durant l'automne, Decour et Paulhan prennent des contacts. En décembre, un premier numéro est prêt à imprimer. Son sommaire, reconstitué de mémoire, comprenait le "Manifeste du Front national des écrivains" rédigé par Jacques Decour, un poème de Georges Limbour ("La Palissade"), un article sur Montherlant, tantôt attribué à Pierre de Lescure, tantôt à Jean Blanzat, des notes de Jean Paulhan et François Mauriac, des critiques de livres par Jean Vaudal et Pierre de Lescure, une étude sur la philosophie anglaise de Jacques Debû-Bridel, et enfin un récit de la mort des otages de Châteaubriant. Cependant, l'arrestation de Jacques Decour en février 1942 et son exécution en mai, avec d'autres responsables des intellectuels communistes, font échouer le projet. Claude Morgan, qui secondait Decour, a perdu le contact aussi bien avec le groupe d'écrivains qu'avec l'appareil technique. Ce n'est qu'en septembre 1942 qu'il peut faire paraître la première livraison du journal, presque entièrement rédigée par lui. Il y publie le manifeste de Jacques Decour, qui pose le principe d'une lutte des écrivains en tant que tels avec l'oppresseur, et un "Dialogue sur l'action" qui condamne l'abstentionnisme comme une forme d'attentisme et appelle les écrivains à réaliser leur mission en s'exprimant illégalement. Sur le conseil de Georges Cogniot, qui suit la publication, il donne au journal une orientation plus professionnelle. Dans le numéro 3, il brocarde ainsi en un long article la délégation du deuxième voyage des écrivains collaborationnistes à Weimar, qui fait "bien triste visage" en l'absence d'écrivains de renom, et compose une note sur Drieu La Rochelle "seul avec la Gestapo".
A partir de 1943, grâce à Edith Thomas qui a rétabli le contact avec Paulhan, Les Lettres françaises devient le véritable organe des écrivains résistants. Dans le numéro 4 (daté de décembre 1942, il ne paraît qu'en février 1943 parce que l'atelier était tombé aux mains de la Gestapo), Debû-Bridel présente un poème d'Erich Kaestner, "Si l'Allemagne avait gagné la guerre", et des échos sont consacrés à l'inégale répartition du papier, qui privilégie les collaborateurs au détriment des oeuvres classiques, à la nouvelle liste de livres interdits, aux perspectives des élections à l'Académie Goncourt. Les Lettres françaises s'attachent aussi à énoncer des règles de conduite pour les écrivains. Publier légalement, c'est faire le jeu de l'ennemi, comme le démontre Morgan à propos d'un article de Colette sur la Bourgogne dans La Gerbe. Le numéro 6 fait apparaître Les Lettres françaises comme l'organe du Comité national des écrivains. Avec la "Chanson du franc-tireur" de Louis Aragon, avec le fameux article de Sartre, "Drieu La Rochelle ou la haine de soi", et celui de Leiris "Apollinaire citoyen de Paris", qui répond à une causerie d'André Salmon à Radio-Paris où celui-ci avait annexé l'auteur de Calligrammes à "l'esprit européen", avec les "Réflexions sur la Reine Morte" de Paulhan et la chronique de Jean Blanzat sur Pilote de guerre de Saint-Exupéry qui vient d'être interdit, ce numéro a de l'allure. Claude Morgan et Edith Thomas assurent encore l'essentiel des deux numéro suivants, avec la collaboration de Debû-Bridel pour le numéro de juin (ou paraît aussi la "Ballade de celui qui chanta dans les supplices"), et celle de Paul Eluard pour celui de juillet.
D'abord réticents à publier dans une feuille clandestine, les écrivains sont de plus en plus nombreux à y collaborer : s'ajoutent à ceux déjà cités Jean Blanzat, René Blech, Jean Cassou, Max-Pol Fouchet, André Frénaud, Michel Leiris, Loys Masson, Louis Parrot, Raymond Queneau, André Rousseaux, Claude Roy, Georges Sadoul, Pierre Seghers, Jean Tardieu, Elsa Triolet, Edith Thomas… Outre les éditoriaux politiques de Claude Morgan et des chroniques comme celle relatant le massacre d'Oradour, on trouve désormais à ses sommaires des échos sur le Tout-Paris collaborationniste, des critiques et portraits d'écrivains collaborateurs, des avertissements aux instances littéraires compromises comme l'Académie Goncourt, ainsi que des poèmes de circonstance d'Aragon et d'Eluard, des hommages aux victimes comme Jacques Decour, et de la publicité pour les ouvrages clandestins.
A partir du numéro 10 (octobre 1943), Les Lettres françaises, sous-titrées "revue des écrivains français groupés au Comité National des Ecrivains", sont imprimées sur quatre pages grâce à Georges Adam, ancien rédacteur de Ce Soir, que Morgan a retrouvé à cette époque. Adam a en effet rencontré, à la faveur de ses contacts avec des typographes de la CGT, l'imprimeur Blondin chez qui sera dès lors régulièrement imprimé le journal. Son tirage, qui était de 3.000 à 4.000 exemplaires au début de l'année 1943, atteindra jusqu'à 12.000 exemplaires selon le témoignage de Claude Morgan. C'est chez George Adam, place Adolphe Chérioux, que se tiennent désormais les conseils de rédaction du journal. Irrégulière, la parution devient mensuelle à partir de février 1944. En mars 1944 paraît l'Almanach des Lettres françaises, tiré à 5 000 exemplaires, et broché par le service des Editions de Minuit.
Le premier numéro des Lettres françaises qui paraît au grand jour le 9 septembre 1944 publie le Manifeste des écrivains français, suivi de 65 noms (10 autres viendront s'y ajouter la semaine suivante). Il est entouré, outre l'éditorial de Morgan, de trois articles : "La nation française a une âme" de François Mauriac, "La République du Silence" de Sartre, et un "éloge de Jacques Decour" par Jean Paulhan. Ils sont censés illustrer les principes énoncés dans le manifeste, autour desquels se sont unis les écrivains français par-delà les clivages générationnel, littéraire et politique, à savoir : l'intérêt national, la défense de "la civilisation" et la "liberté de l'esprit", garante de la vérité et de la création artistique. Devenu hebdomadaire, le journal, qui a désormais son siège rue de Courcelles, tire à 190.000 exemplaires. Si, dans ses éditoriaux, Morgan s'aligne sur la politique de Front national, réclamant une épuration sévère, l'intégration des FFI dans l'armée, la fusion des mouvements de résistance en un parti, le journal peut se prévaloir de prestigieuses signatures, de Mauriac à Vercors, qui en font l'hebdomadaire le plus représentatif de l'intelligentsia d'après-guerre et un modèle de la politique d'ouverture du PCF. La Guerre froide ne tarde pas à y mettre un terme. Sans doute liée à la chute du tirage, qui ne cesse de dégringoler, la prise de contrôle financier par le Parti en 1947 impose un redressement de la ligne, à laquelle veille Pierre Daix, placé comme rédacteur en chef à la place de Loys Masson. Le raidissement des positions politiques et esthétiques, avec le jdanovisme, achève de marginaliser le journal que désertent ses plus prestigieux collaborateurs. Il faudra attendre les années 1960 pour que Les Lettres françaises retrouvent un nouveau souffle avec la formule inédite mise au point par Aragon, avant de disparaître en 1972.
Gisèle Sapiro in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004