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Jean-Pierre Melville, un itinéraire dans la guerre

Légende :

Fiche d'identité recto-verso remplie à Londres sous le nom de Jean-Pierre Grumbach-Cartier le 16 août 1943

Genre : Image

Type : Fiche d'identité

Source : © SHD GR 16 P272877 Droits réservés

Détails techniques :

Fiche cartonnée

Date document : 16 août 1943

Lieu : Angleterre - Londres

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Contexte historique

"Un itinéraire dans la guerre : Jean-Pierre Grumbach, dit Cartier, dit Melville"
Par Bruno Leroux (1)

Jean-Pierre Grumbach naît à Paris en 1917, dans une famille juive longtemps installée à Belfort avant que son père, Jules, ne vienne à Paris. Négociant en tissu aisé, Jules meurt en 1932 et son fils Jacques – de 15 ans l’aîné de Jean-Pierre – qui le secondait dans l’entreprise familiale, devient sans doute le chef de famille. Déjà engagé en politique dans la SFIO, Jacques en deviendra un permanent dans les années trente, à la fois journaliste, élu dans l’Aube (plus heureux en cela que son ami Pierre Brossolette) et représentant l’aile gauche du parti à la direction nationale (2).

A 17 ans, la première partie de son bac en poche (3), Jean-Pierre Grumbach travaille comme courtier chez Vanderheym jeune (l’entreprise du mari de sa tante Mélanie), puis comme représentant des jouets Lang. A compter de novembre 1937, il fait ses deux ans de service militaire, d’abord au 71e régiment d’artillerie de la 2e Division Légère Mécanique à Fontainebleau, puis détaché à Paris à la 1ère inspection du matériel auto. Nul doute qu’il en profite pour assouvir sa passion déjà dévorante du cinéma, mais c’est aussi un jeune homme engagé : il s’est inscrit au mouvement Amsterdam-Pleyel, ce qui rend crédible qu’il se soit senti alors proche du PCF avant de s’en détacher définitivement après le pacte germano-soviétique d’août 1939 (4).

A la déclaration de guerre, il est mobilisé au sein de la 2e DLM, en cantonnement dans la Somme puis dans l’Aisne. Au moment de l’offensive allemande, son unité monte en ligne dans les Flandres et subit de lourdes pertes. Prise à revers, elle fait partie des troupes évacuées début juin vers l’Angleterre par Dunkerque, avant de revenir en France par Brest dès le 9 juin, d’être dirigée sur Evreux puis de se replier vers le sud, jusqu’à Mazamet.

On connaît la trame générale des deux années suivantes grâce à l’interrogatoire de Jean-Pierre Grumbach par le contre-espionnage de la France libre en août 1943, à son arrivée à Londres (5). Démobilisé le 10 août 1940, il passe deux mois à Castres puis se rend à Marseille où son frère et lui cherchent d’abord en vain un moyen de quitter la métropole. Du coup, il reste à Marseille en 1941, occupant un emploi de représentant de la Société de Couture et de Confection tout en en entrant en relation – sans doute grâce à Jacques – avec Daniel Mayer, militant socialiste à l’origine de la création d’un « comité d’action socialiste » clandestin cette année-là en zone sud. Ce CAS se limite alors à tenir des réunions et ne diffuse pas encore sa propre presse, mais celle des premiers mouvements de résistance, en particulier Libération-sud (6). Il s’agit probablement des « tracts et journaux » que Melville dit avoir alors diffusés en profitant de ses déplacements.

Début 1942, il retourne à Castres, avec son frère et sa sœur Janine (7) dont le mari possède là-bas une usine de tissage (8). Il y est employé quelques mois, puis travaille pour un confectionneur et fourreur parisien, Paul Rodenbach. Son implication dans la résistance à Castres paraît certaine, mais les sources deviennent ici plurielles et partiellement floues. Lui-même dit « s’être occupé de Combat et de Libération qui étaient fondus en une seule organisation à Castres, de mai à juillet 1942 », puis avoir travaillé de septembre à novembre pour un réseau de renseignement dirigé par un nommé Ribet (prénommé Jean ou Marcel), alias Amédée, pour lequel il a notamment repéré un terrain d’atterrissage près de Castres.

Le contact avec ce réseau semble s’être fait fin août, plus ou moins par l’intermédiaire de Philippe Valat, un ancien camarade de Jean-Pierre, connu pendant ses cours de préparation militaire et devenu partenaire avant la guerre de nombreuses soirées au cinéma. Tous deux viennent de se retrouver par hasard, quelques semaines auparavant, à Limoges. Or, Valat était alors en mission comme opérateur radio d’un réseau Français libre ; apprenant cela, Jean-Pierre lui a demandé de l’aider à quitter la métropole, ce à quoi Valat a répondu négativement. Tout ceci est confirmé dans les mémoires de Philippe Valat (9), qui travaillait alors pour la « mission Salles » (10), mais qui ne dit rien en revanche de la suite : il aurait proposé à Jean-Pierre de le recruter, ce que celui-ci aurait accepté ; puis, à réception d’une lettre de Valat, Jean-Pierre serait descendu à Nice, où il aurait « eu l’occasion de faire la connaissance d’Amédée ». Le silence de Philippe Valat dans ses mémoires est peut-être lié au fait que ces semaines d’août 1942 sont très agitées pour lui : son chef est arrêté, et Valat accepte alors de changer d’ « employeur », opérant désormais pour un réseau d’évasion britannique, Pat O’Leary (11). Du coup, on peut se demander si, par contrecoup, Jean-Pierre n’a pas été recruté (sans forcément qu’on le lui ai dit clairement et peut-être même à l’insu de Valat) par un réseau anglais opérant alors en zone sud. Les recherches restent à mener (12).

Quel que soit le réseau auquel Jean-Pierre Grumbach appartenait à l’automne 1942, son existence est confirmée par les souvenirs de Pierre Dreyfus-Schmidt, ami de la famille et réfugié aussi à Castres : il atteste avoir été sollicité à l’automne 1942 par Jean-Pierre Grumbach qui se faisait alors appeler Cartier, pour fournir des renseignements à une organisation dirigée localement par un général en retraite, Royer ; mais peu après, cette organisation aurait été repérée (13).

Le débarquement allié en Afrique du nord puis l’invasion allemande de la zone sud poussent Jean-Pierre « Cartier » à tenter de traverser les Pyrénées avec un passeur. Il y parvient, franchissant en groupe la frontière le 14 novembre par Luchon, le Val d’Aran, le Pratts di Molo. A Barcelone, le consulat britannique tente d’exfiltrer ce groupe par un navire. Mais dénoncés, ils sont arrêtés et Grumbach passe cinq mois en prison du 4 décembre 1942 au 31 mai 1943, puis en résidence surveillée jusqu’au 25 juin. Il peut enfin gagner Gibraltar, d’où il rejoint par bateau l’Angleterre le 24 juillet.

C’est là qu’il signe son acte d’engagement dans les Forces Françaises Combattantes le 12 août 1943, spécifiant quelques jours plus tard qu’il veut désormais servir sous le nom de « Jean-Pierre Melville ». Et comme pour signifier qu’il se projette désormais vers un autre futur, il met inlassablement sur les formulaires qu’on lui fait remplir, comme profession : « industrie cinématographique (14)».

Dans la deuxième quinzaine d’octobre, il rejoint l’Algérie pour être affecté à la 1ère Division Française Libre comme artilleur. Il suivra la division sur le front d’Italie, participant à l’offensive décisive sur Cassino (mai 1944) puis à la remontée vers Florence, ainsi qu’au débarquement de Provence et à la remontée vers Lyon (août-septembre 1944). Légèrement blessé, il ne fera pas les campagnes des Vosges et d’Alsace et restera ensuite à Paris jusqu’à la fin du conflit.

La guerre de Jean-Pierre Melville connaît un épilogue tragique en 1952 : le corps de son frère Jacques, porté disparu alors qu’il avait lui aussi tenté de franchir la frontière, est retrouvé dans les Pyrénées. Il a été tué d’une balle dans la tête par un passeur, qui sera jugé, mais gracié pour services rendus à la Résistance.

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(1) Ce texte est la version longue, et pourvue d’indications de sources, d’un article du dossier « Jean-Pierre Melville, résistant et cinéaste », paru dans La Lettre de la Fondation de la Résistance, n°84, mars 2016.
(2) Gilles Morin, notice « Jacques Grumbach » dans le Dictionnaire Maitron en ligne.
(3) Pour tout ce qui suit, voir son dossier d’agent de renseignement au Service Historique de la Défense (SHD, GR 28 P 4 4-19), qui contient deux documents essentiels datant de son arrivée en Angleterre : le compte-rendu de l’ « Interrogatoire de Grumbach Jean-Pierre », Londres, 13 août 1943, signé Vaudreuil (de son vrai nom François Thierry-Mieg, responsable de la section Contre-Espionnage du Bureau Central de Renseignement et d’Action de Londres), et l’ « interrogatoire du volontaire Melville, » avec tampon-date du 18 août 1943, qui est en fait un questionnaire rempli manuscritement par Melville lui-même.
(4) L’appartenance à Amsterdam-Pleyel est la seule affiliation qu’il revendique dans son dossier d’agent: voir le dossier du SHD ; sur ses convictions communistes, voir Le cinéma selon Jean-Pierre Melville. Entretiens avec Rui Noguera, Cahiers du cinéma, 1996.
(5) Interrogatoire de Grumbach Jean-Pierre, Londres, 13 août 1943 (SHD GR 28 P 4 4-19).
(6) Martine Pradoux, « Daniel Mayer, le secrétaire du Parti socialiste clandestin » in Pierre Guidoni et Robert Verdier (dir.), Les socialistes en résistance (1940-1944), Seli Arslan, 1999, p. 34. Cette relation avec Daniel Mayer est aussi intéressante à cause de la sensibilité de ce dernier au sort des Juifs. D’une famille juive alsacienne, Daniel est marié à une juive roumaine, Cletta. Tous deux sont alors employés dans un comité d’aide aux réfugiés internés dans les camps de la zone sud. Les premiers papillons qu’ils confectionnent, tout seuls, protestent contre la projection du film Le Juif Süss. Cletta Mayer aidera des Juifs à s’évader des camps de Gurs et de Rivesaltes.
(7) Témoignage de Laurent Grousset, fils de Janine, dans le documentaire d’Olivier Bohler, Sous le nom de Melville.
(8) Pierre Dreyfus-Schmidt, Captivités et Evasions, Belfort, imprimerie La Frontière, 1955, p. 82.
(9) Les labyrinthes de la liberté, Editions du Félin, 2000, p. 160, 164. Sur son réseau, la « mission Salles », voir Nathalie Genet-Rouffiac, Dictionnaire historique des réseaux de la France combattante, Vincennes, Service Historique dela Défense, 2013, p. 684. 
(10) Du nom d’un courtier maritime de Marseille, Edmond Salles, qui renseigna la France libre sur l’Afrique du Nord de mars 1941 au 12 août 1942, date de son arrestation. Son réseau comprenait sept personnes. Cf Nathalie Genet-Rouffiac (dir), Dictionnaire des réseaux de la France combattante, Vincennes, Service Historique de la Défense, 2013, p 693.
(11) Réseau voué aux évasions d’aviateurs alliés tombés sur le sol européen, rattaché au MI 9 ( Military Intelligence 9). Selon Valat, son recrutement est en fait une manœuvre de débauchage : Pat O’Leary manquait alors d’un opérateur radio. Comme tous les messages des opérateurs radios Français libres étaient décryptés par les services anglais à Londres avant d’être remis au BCRA, les siens ont été gardés sous le coude après l’arrestation d’Edmond Salles. Faute de réponse, il s’est résigné à travailler pour Pat.
(12) Dans son interrogatoire, J.-P. Grumbach dit qu’Amédée est venu à Castres le 8 novembre 1942, lui a donné des nouvelles de Valat (alors arrêté), a déposé chez un membre du réseau, le comte de Lestrade, un poste émetteur « avec un radio polonais qui s’appelait Georges » puis est parti à Toulouse. Or, « Georges » est le surnom du jeune radio australien qui vient d’arriver début novembre, au service du réseau Pat’O Leary, et dont on sait que le réseau le fera « voyager », sans doute par sécurité : il émettra à Marseille, puis Toulouse, puis Montauban avant d’être arrêté en janvier 1943. Bref, un passage par Castres ne serait pas surprenant (ni l’erreur de nationalité faite par Jean-Pierre, qui n’a fait que l’entrevoir). Reste le fait que Pat’O Leary n’est pas un réseau de renseignement. Il est possible qu’Amédée ait œuvré pour plusieurs réseaux britanniques en même temps, bien que ce fût contraire aux règles de sécurité ; car, dans les faits, celles-ci étaient souvent difficiles à respecter (source : « The Pat O’Leary Line » sur le site www. conscript-heroes.com). Des recherches plus précises dans les archives du Tarn et en Angleterre permettraient sans doute de cerner plus précisément cette période « castraise ». 
(13) Pierre Dreyfus-Schmidt, Captivités et Evasions, op. cit., p. 85-86.
(14) Dossier personnel, Service Historique de la Défense (GR 16P 272 877). Dans l’ « interrogatoire du volontaire Melville », 18 août 1943 (SHD GR 28 P 4 4-19), parmi ses relations à Londres il cite deux personnalités socialistes de marque : le « commandant Pierre Brossolette », et « le capitaine P. Bloch » (autrement dit le député Jean Pierre-Bloch). Il évoquera ses rencontres londoniennes avec eux bien plus tard, notamment dans ses entretiens avec Rui Nogueira.


Bruno Leroux