Recette poétique pour crypter ses opinions en régime autoritaire

Légende :

Poème à double lecture

Type : Poème

Source : © Archives nationales Droits réservés

Date document : Automne - hiver 1940

Lieu : France

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Analyse média

Ce poème clandestin est composé d’alexandrins à 12 pieds. Ce sont « des vers brisés », c’est-à-dire des vers poétiques qui cachent un texte (texte gigogne). Pour découvrir le sens caché de ces vers, il faut partager chaque vers en 2 phrases de 6 pieds, et lire d'abord la colonne de gauche puis la colonne de droite.

Voici le résultat :

Aimons et admirons             le chancelier Hitler
L’Angleterre éternelle           est indigne de vivre
Maudissons, écrasons          ce peuple d’outremer
Le nazi, sur la terre,            sera seul à survivre
Soyons donc le soutien        du Führer allemand
De ces navigateurs,             broyons la race maudite
À eux seuls, appartient        ce juste châtiment
L'honneur d'être vainqueur   répond au vrai mérite.

Et maintenant, lisons les deux colonnes à la suite :

Aimons et admirons            
L’Angleterre éternelle          
Maudissons, écrasons          
Le nazi, sur la terre,            
Soyons donc le soutien        
De ces navigateurs,             
À eux seuls, appartient        
L'honneur d'être vainqueur  

Le chancelier Hitler  
Est indigne de vivre
Ce peuple d’outremer
Sera seul à survivre 
Du Führer allemand 
Broyons la race maudite
Ce juste châtiment
Répond au vrai mérite.

Ce texte s'insipire d'un poème à double sens du XIXe siècle (bonapartiste/royaliste), que l'auteur anonyme a adapté à la situation de 1940. Il en existe plusieurs variantes, avec ou sans titre, le titre pouvant d'ailleurs varier: "Collaboration", "Ode à la collaboration", "L'an I de la Kollaboration", "Hymne à Hitler". Il a abondamment été recopié en France durant l'automne et l'hiver 1940.


Fabrice Bourrée

Contexte historique

Ce poème anonyme fait partie des tracts clandestins qui circulent en France pendant la première année de l'Occupation, en étant recopiés suivant le principe de la chaîne. Dans ces textes on trouve parfois des jeux littéraires qui manient l'humour pour s'opposer aux journaux légaux contrôlés par les Allemands ou Vichy, car ceux-ci diffusent une propagande sérieuse et au ton autoritaire, pour vanter les victoires de l'Allemagne ou célébrer le culte de Pétain.

Au moyen de l'humour, les recopieurs de  ce poème veulent diffuser un message politique très précis et adapté à la situation de 1940, après la défaite militaire écrasante et au moment où seule l'Angleterre semble pouvoir s'opposer à Hitler en Europe. Face à l'occupation nazie et au régime autoritaire que Pétain met en place, que peut faire chaque Français ? La réponse qu'apporte ce poème, c'est : au minimum, ne pas se laisser contaminer par la propagande des nouveaux pouvoirs et utiliser un langage crypté pour faire connaître ses convictions aux autres sympathisants de la cause alliée. En bref, apprendre à pratiquer collectivement le "double jeu" en attendant que le rapport de forces change. 


Bruno Leroux

Source :
Bruno Leroux, "Jeux littéraires et chants des maquis" in Bruno Curatolo, et François Marcot (dir.), Ecrire sous l'Occupation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011