Article de presse intitulé "La nursery à l'usine ou la mère à la maison ?", 10 décembre 1944

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Article de presse intitulé « La nursery à l'usine ou la mère à la maison ? La vraie libération de la femme est dans la seconde solution », paru dans Le Méridional, 10 décembre 1944

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Type : Article de presse

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Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal.

Date document : 10 décembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

L'équipe provençale des Cahiers du Témoignage chrétien obtient le 9 septembre 1944 l'autorisation de faire paraître un quotidien sous le titre Le Méridional. Le premier numéro paraît le 11 septembre.

Le titre et le sous-titre résument la position du journal face au travail féminin. La femme est une mère et sa place est au foyer.

Le chapeau de l'article et éligibles au même titre que les hommes. Le chapeau de l'article fait le lien entre l'accès des femmes à la citoyenneté et le bouleversement possible des rôles masculin et féminin. Le Méridional semble avoir des difficultés à admettre que les femmes sont électrices et éligibles, au même titre que les hommes. La question est tranchée depuis l'ordonnance du 21 avril 1944. À la date de l'article, l'inscription des femmes sur les listes électorales est en cours ; les partis politiques réfléchissent à la stratégie à adopter face aux nouvelles électrices. Face à ces mutations, l'article veut rappeler ce qu'il appelle « des vérités élémentaires ».

Le premier paragraphe reprend la position des groupes familialistes sur le travail des femmes. Il est envisageable pour une célibataire de travailler, en se cantonnant toutefois à des métiers compatibles avec une nature féminine marquée par la fragilité physique et psychologique. L'entre-deux-guerres a vu se développer à la fois le travail féminin, en particulier dans les classes moyennes, et le discours familialiste qui rend la mère de famille qui travaille responsable de tous les maux de la société. Le travail en usine est rejeté au nom de la spécificité de la nature féminine. Dès le XIXe siècle, hygiénistes et moralistes considéraient que ce type de travail faisait courir un danger physique et surtout moral à la femme, en particulier le travail de nuit. La vie de la paysanne et de la domestique ne semblait pas  receler les mêmes périls, sans doute parce que la femme restait confinée dans un espace mieux contrôlable. En usine, la femme peut nouer des relations amicales avec ses collègues, et acquérir une culture politique et syndicale, et donc, s'émanciper.

Le travail de la femme mariée et de la mère de famille en dehors du foyer est condamné sans appel : « Mais que l'épouse, et à plus forte raison la mère, sous la nécessité d'équilibrer un budget chancelant, se voit contrainte de déserter le foyer familial, il y a là une monstruosité. »

Dans un paragraphe de transition, l'article opère un glissement du travail des femmes en général au travail des ouvrières, introduit par le sous-titre « La nursery à l'usine ». Il amalgame deux émancipations distinctes : celle de la classe ouvrière et celle des femmes, et rejette tout projet qui pourrait améliorer les conditions de vie des ouvrières, mères de famille. En rejetant les crèches d'entreprises, l'auteur de l'article semble ignorer que la loi Enguerrand, certes peu appliquée, imposait, dès 1917, une chambre d'allaitement dans les entreprises et accordait deux heures et demie par jour aux travailleuses pour allaiter leur enfant. Dans un même souffle, l'auteur décrit une femme « rivée à une machine la journée durant », des enfants « enfermés dans une garderie sous la surveillance d'étrangères » et « le mari contraint de prendre son repas de midi à la cantine ». On ne sait si la gradation est montante ou descendante. Les conditions de vie réelles des familles ouvrières semblent quelque peu ignorées de l'auteur.

Le paragraphe suivant fait crédit à ceux qui professent des idées aussi contraires à la nature et à la morale de vouloir remédier à une situation de crise liée à la guerre. Une fois le pays reconstruit, la femme pourra rejoindre son foyer, « où se situe sa mission. » On retrouve le thème de la mission naturelle et immuable de la femme : être épouse et mère. Deux paragraphes reprennent les lieux communs de la mère, ange du foyer : « la mère absente, la maison est sans âme. »

La suite de l'article essaie de concilier principes idéologiques et contraintes matérielles. Le travail des femmes serait la défaite des hommes qui ne peuvent remplir dignement leur  rôle : recevoir un salaire suffisant pour que leur épouse et la mère de leurs enfants ne soit pas obligée de travailler en dehors de la maison. La femme doit également pouvoir donner tout la mesure de ses qualités domestiques en disposant d'un logement « clair et vaste. » Dans l'entre-deux -guerres, les infirmières-visiteuses et les assistantes sociales remarquaient que l'insalubrité et la surpopulation de très nombreux logements populaires mettaient les femmes qu'elles visitaient dans l'incapacité de mettre en pratique les recommandations élémentaires d'hygiène qu'elles leur prodiguaient.

L'article se termine par la reprise des revendications de la Ligue de la mère au foyer et du Mouvement populaire des familles. Andrée Butillard et Aimée Novo créent en 1925 l'Union féminine civique et sociale (UFCS), puis en 1933, la Ligue de la mère au foyer (supprimée en 1946), dont les objectifs sont ceux du catholicisme social. L'UFCS s'oppose fréquemment aux mouvements féministes favorables au vote des femmes et à la réforme du Code civil. L'UFCS et la Ligue de la mère au foyer soutiennent activement les thèmes de la révolution nationale et le maréchal Pétain. Le Mouvement populaire des familles apparaît en 1941, issu de la Ligue ouvrière chrétienne. Son journal, Monde ouvrier, accorde une place très importante aux conditions de vie et en particulier au ravitaillement, ce qui lui vaut d'être censuré. Son lectorat est estimé à 74 000 personnes en 1944. Les revendications présentées dans l'article sont celles portées par la Ligue de la mère au foyer. Elles consistent à salarier la mère au foyer à hauteur de 40 % du salaire moyen départemental et à attribuer des allocations familiales en fonction du nombre d'enfants. La mère percevrait elle-même ce salaire, sa vie durant, ce qui équivaut à lui assurer une certaine indépendance financière par rapport à son mari.

La force de ce programme vient de ce qu'il a été élaboré par celles que l'article qualifie de « "techniciennes" de la question familiale ». Les  femmes de la Ligue sont créditées de compétences purement techniques qui ne vont pas jusqu'à l'abstraction idéologique, et des guillemets réduisent encore cette gratification. Il en est de même pour celles qui seront élues dans les consultations à venir : elles seront des « députées ». On perçoit les scrupules à féminiser les fonctions lorsqu'elles s'ouvrent aux femmes. Les nouvelles élues, par ailleurs, sont renvoyées à leur nature : « Il est grand temps que la défense d'une telle cause soit confiée aux principales intéressées, qui les plaideront sans doute mieux que nous. »


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Les journaux de toute tendance politique consacrent de nombreux articles aux femmes dans les mois qui suivent la Libération. Électrices potentielles, vont-elles s'inscrire sur les listes électorales ? Vont-elles voter et pour quels partis ? Quel discours faut-il tenir pour attirer les voix des femmes, et faut-il que ce soit une candidate qui s'adresse à elles ? Le Méridional adopte une position spécifique en reprenant régulièrement les revendications des associations familialistes. Par exemple, le 8 octobre, il publie en première page un article intitulé « La femme et la vie », le 10 décembre, l'article présenté ici, « La nursery à l'usine ou la mère à la maison ? », le 12 décembre, « Aura-t-on le courage d'instaurer le vote familial ? », enfin le 21 janvier 1945, « Travail féminin » qui se termine ainsi : « Non la femme n'est pas notre égale. Lorsqu'elle joue vraiment son rôle, lorsqu'elle peut déployer ses qualités naturelles : intuition, douceur, patience, persévérance dans le courage, habileté dans le dévouement, elle est souvent très supérieure à l'homme. » Les initiales A.C. qui signent l'article renvoient à Alexandre Chazeaux, membre du Mouvement populaire des familles, il participe à la rédaction provençale des Cahiers du témoignage chrétien et est avec Germaine Poinso-Chapuis l'un des dirigeants marseillais du MRP.

Après la Première Guerre mondiale, les femmes continuent d'investir le monde du travail. Elles constituent plus du tiers de la population active. 40 % sont des agricultrices. En ville, le travail des étoffes reste le premier employeur, mais les femmes travaillent également dans les industries chimiques, mécaniques, alimentaires. Le développement - même timide - du travail à la chaîne ne rend plus la force physique indispensable. Les classes moyennes incitent leurs filles à poursuivre des études pour pallier l'absence de dot ou de mari. Le développement du tertiaire favorise le travail féminin. Le commerce et les postes sont féminisés. Infirmières-visiteuses et assistantes sociales remplacent les dames d'œuvre. Le mariage n'entraîne pas l'abandon du travail : en 1936, 55 % des salariées sont mariées. Le maintien d'une activité salariée après le mariage et la naissance des enfants est dû, bien sûr, à des considérations économiques (nécessité d'un deuxième salaire, diversification des risques de chômage), mais également à la volonté de maintenir une indépendance par rapport au mari et au refus de renoncer à la sociabilité professionnelle. En parallèle se développe un discours condamnant le travail féminin au nom de la nature immuable de la femme : être épouse et mère. De cette nature découlent des devoirs : réussir l'éducation de ses enfants et offrir à son mari un foyer dont il ne s'évadera pas. La mortalité infantile devient un enjeu de santé publique. Elle n'est plus une fatalité, mais la marque d'une incompétence. Médecins et hygiénistes culpabilisent les mères, sommées d’adopter de nouvelles méthodes de puériculture. Des mesures sont prises pour inciter les ouvrières à nourrir leur enfant. Recommandé pour des questions de santé et dans l'espoir d'obliger les ouvrières à rester à la maison, l'allaitement diminue cependant régulièrement dans l'entre-deux-guerres, avant de connaître un essor après la Libération. Les assistantes sociales jouent un rôle important dans cette police des familles en menaçant les récalcitrants de leur retirer leurs enfants. Les normes bourgeoises - tenir son logement et ses enfants propres, préparer « de bons petits plats » - se diffusent dans les classes populaires mais se heurtent à une résistance dans les familles les plus pauvres qui n'ont pas la possibilité de les mettre en pratique.

Les femmes bénéficient de quelques modifications du Code civil. À partir de 1920, elles peuvent adhérer à un syndicat sans autorisation de leur mari. La loi du 18 décembre 1938 met fin à l'incapacité civile de la femme qui peut ester, contracter, ouvrir un compte, poursuivre des études et passer un examen, demander un passeport sans en référer à son mari. Le mari peut toujours interdire à sa femme d'exercer un métier et exerce seul l'autorité parentale.

Malgré ces progrès, dans les années 30 se développent un grand nombre d'essais hantés par le déclin de l'Occident dû à une perte de vitalité et de fécondité. Alexis Carrel, fort du prestige tiré de son prix Nobel (1912), publie en 1935 L'Homme, cet inconnu. Cet ouvrage connaît un immense succès, 406 000 exemplaires vendus entre 1935 et 1950. Pour Carrel, la dégénérescence qui menace les peuples civilisés est la conséquence du rejet des lois naturelles. Les femmes doivent impérativement être ramenées à leur mission : « La femme doit être rétablie dans sa fonction naturelle, qui est non seulement de faire des enfants mais de les élever... La société moderne a commis la sérieuse faute de substituer  dès le plus bas âge l'école à l'enseignement familial. Elle y a été obligée par la trahison des femmes. ». Ces thèses trouvent un écho très favorable auprès du régime de Vichy.

Le régime de Vichy met la famille au cœur de son discours. La famille est une France en miniature, hiérarchisée, imperméable à l'individualisme et aux théories pernicieuses comme le féminisme, considéré par l'extrême droite comme « une invention juive ». Le père en est le chef naturel, comme le Maréchal l'est pour le pays. La maternité n'est pas un choix pour les femmes, mais une destinée. La propagande veut faire retrouver aux Françaises la vraie féminité, synonyme d'abnégation et d'oubli de soi dans le strict cadre du foyer. Les organisations familialistes pensent avoir combat gagné. L'acte du 11 octobre 1940, dit « relatif au travail féminin», interdit l'embauche des femmes mariées dans la fonction publique et parapublique, sauf si elles ont passé un concours. Il incite les jeunes femmes célibataires de moins de 28 ans à se marier, met en congé sans solde les mères de moins de trois enfants lorsque le mari travaille. Dans le secteur privé, la loi du 8 octobre 1940 donne la priorité aux pères de plus de trois enfants, aux démobilisés. Les veuves ayant plus de deux enfants sont également prioritaires. Les impératifs économiques ont rendu ces dispositions très largement inopérantes, mais montrent la place assignée aux femmes. La propagande vichyste n'est pas faite que d'interdits. Lorsqu'elle assume sa fonction de mère et d'épouse, la femme est glorifiée. Elle contribue à la renaissance nationale. Le Commissariat général de la Famille orchestre par des publications et des manifestations la célébration de la mère. À partir de 1941, la journée des mères est célébrée le dernier dimanche de mai. Les représentants de l'Église et de l'État ainsi que certaines organisations familiales y participent avec enthousiasme. La persistance de la fête des mères au-delà de Vichy montre qu'elle rencontrait dans la population une très large adhésion tandis qu'avant-guerre elle n'avait suscité qu'indifférence lorsqu'une circulaire d'avril 1920 l'avait instituée. Une allocation de salaire unique est créée en 1941 et étendue en 1943 aux mères célibataires. En décembre 1943, les allocations familiales sont augmentées. Mais la mobilisation des femmes en faveur de la Révolution nationale aboutit à des résultats paradoxaux. La loi du 16 novembre 1940 supprime l'élection des conseillers municipaux qui sont dorénavant nommés par le gouvernement. Or, le nouveau conseil municipal doit comporter un représentant d'associations familiales, un père de famille nombreuse et une femme qui a fait ses preuves dans l'action sociale privée. L'Union féminine civique et sociale et son appendice, la Ligue de la mère au foyer, compte ainsi 115 conseillères municipales en 1942. Comme pour les hommes, Vichy a été aussi une période d'engagement des femmes.

À la Libération, le MRP accueille nombre de responsables des courants catholiques sociaux qui veulent le maintien d'une politique en faveur de la famille. On relève donc une permanence des discours sur la femme des années 30 à la Libération.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Christine Bard, Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin, 2001.

Françoise Thébaud (sous la direction de), Histoire des femmes en Occident, Le XXe siècle, tome V, Paris, Plon, 1992.

Robert Mencherini, La Libération et les années tricolores (1944-1947) Midi rouge, Ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l'éternel féminin, Paris, Seuil, 1996.