Condamnation d'une Italienne qui a dénoncé ses voisins à Marseille, septembre 1944

Légende :

Article intitulé « À la cour de justice, 5 ans de travaux forcés à une Italienne qui avait dénoncé ses voisins », paru en 2e page de La Marseillaise, journal du Front national de Libération, le 17 septembre 1944

Genre : Image

Type : Article de presse

Source : © AD des B.-d.-R. PHI 419/1 Droits réservés

Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal. Voir aussi l'album photo lié.

Date document : 17 septembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

La presse marseillaise rend compte régulièrement des procès qui se déroulent depuis le 11 septembre 1944 devant la cour de justice. Dans ce bref article, La Marseillaise, journal du Front national de Libération, informe ses lecteurs de l'issue d'un procès comme il s'en tient quotidiennement depuis l'instauration des juridictions spéciales chargées de juger les faits de collaboration.

La mise en page et la formulation ne sont pas neutres. Le titre en gras résume le verdict, le délit et identifie la condamnée par sa nationalité. La femme qui a dénoncé ses voisins à la Gestapo est certes nommée à la deuxième ligne du premier paragraphe, mais elle semble être définie avant tout par son origine nationale : « une Italienne », ce qui peut se comprendre, Catharina* Fardelli n'ayant aucune notoriété en dehors de son quartier. Mais l'article la désigne ensuite comme « cette dangereuse Napolitaine ». Marseille avait été, à la fin du XIXe siècle, le théâtre de violences anti-italiennes. La presse d'avant-guerre n'hésitait pas à recourir à des stéréotypes stigmatisants lorsqu'un fait divers opposait des immigrés italiens et des victimes françaises. La formulation utilisée peut donc renvoyer à des préjugés ancrés dans la population.

L'article résume de la manière la plus synthétique les faits incriminés, « avoir dénoncé à la Gestapo comme gaullistes bon nombre de ses voisins » et les témoignages, dont « tous les témoins furent à charge ». Que l'accusée reconnaisse ses torts n'est pas porté à son crédit : « l'accusée larmoyante a reconnu les faits qui lui sont reprochés. ». Face à ce cas très banal, les jurés tranchent rapidement le sort de Catharina Fardelli. Elle est condamnée à cinq ans de travaux forcés, elle purgera sa peine dans une maison centrale et non une prison ordinaire.

 

* Dans les documents joints, "Catharina" apparaît successivement orthographié avec et sans "h".


Sylvie Orsoni

Contexte historique

L'ordonnance du 26 juin 1944 institue une juridiction spéciale pour juger des faits de collaboration [se reporter à la notice "Ordonnance du 26 juin 1944 relative à la répression des faits de collaboration"]. Le commissaire régional de la République, Raymond Aubrac, décide le 5 septembre 1944 de créer une cour de justice du ressort de la cour d'appel d'Aix. Divisée en deux, puis trois sections, elle fonctionne à partir du 11 septembre. La presse issue des mouvements de résistance suit avec la plus grande attention le déroulement de l'épuration. Elle y consacre des éditoriaux et des articles souvent critiques. Sous la rubrique « À la cour de justice », les quotidiens rendent compte des audiences. En septembre 1944, la libération de Marseille est encore suffisamment proche pour que le compte rendu soit quasi quotidien et présente aux lecteurs des accusés parfaitement anonymes, comme Catharina Fardelli. 

Les archives départementales des Bouches-du-Rhône conservent sous la cote 55 W 7 le dossier d'instruction. Dossier mince : l'inspecteur Segond, chargé de recueillir les témoignages, cerne rapidement l'affaire. Catharina Fardelli, veuve d'une cinquantaine d'années, est en situation régulière et exerce la profession de femme de ménage. Le rapport précise « en ce qui concerne sa vie privée, sa conduite n'a pas prêté à la critique ». Contrairement à ce qu'affirme La Marseillaise, Catharina Fardelli n'est pas originaire du sud de l'Italie, mais d'Arezzo en Toscane. Pourquoi la transformer en « dangereuse Napolitaine » ? 

Il est incontestable, en revanche, que Catharina Fardelli est une mauvaise voisine. Depuis dix-huit ans qu'elle habite dans le même immeuble marseillais, Catharina Fardelli vit « en mésintelligence avec la majorité des locataires ». La destruction d'une partie des archives du tribunal correctionnel de Marseille ne permet pas à l'inspecteur de vérifier si les disputes récurrentes ont entraîné une condamnation de Catharina Fardelli avant-guerre. L'occupation donne une autre dimension à ces conflits de voisinage. Catharina Fardelli traite ses voisins de « sales Français », mais surtout on lui reproche « d'avoir, par esprit de vengeance, commis des actes de délation auprès des autorités d'occupation ». Dans l'article de La Marseillaise, Catharina Fardelli aurait dénoncé ses voisins à la Gestapo. Le Provençal [voir l'album photo lié] présente une autre version : Catharina Fardelli se serait rendue à La Casa d'Italia et, dans une entrevue avec le consul, aurait donné le nom de plusieurs voisins qu'elle présentait comme des gaullistes et des auditeurs de la radio anglaise. Le résultat est le même. Des agents de la Gestapo effectuent des perquisitions chez les personnes dénoncées. Faute de preuves, ils ne donnent pas suite à ses propos. Les dénonciations de Catharina Fardelli auraient pu être tragiques et se solder par des arrestations, des déportations si les perquisitions avaient révélé des liens avec un réseau de résistance. Catharina Fardelli, qui reconnaît les faits, s'inscrit dans la longue liste des délateurs de toutes origines qui sévirent pendant l'Occupation. Le Provençal rend compte de la même audience de façon beaucoup plus sobre.

Les jurés condamnent lourdement Catharina Fardelli en tenant compte de la dangerosité potentielle plutôt que du résultat de ses dénonciations. On peut rapprocher ce verdict de celui qui frappe en octobre 1944 A.M. Moquée par ses collègues de bureau, A.M. « vieille fille, souffreteuse, le caractère aigri par des revers de fortune, un jour de février dernier, à la suite d'une discussion plus vive avec une de ses camarades » dénonce le fiancé de celle-ci comme réfractaire au STO, sans conséquence fâcheuse pour le jeune homme. A.M. est également condamnée à cinq ans de travaux forcés, ce qui la place automatiquement en état d'indignité nationale.


AuteurSylvie Orsoni

Sources :

Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Le temps des Italiens, dossier pédagogique.

Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 55 W 7 et PHI 419-1.

Robert Mencherini, La Libération et les années Tricolores (1944-1947). Midi rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe), discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.

Emile Témime (sous la direction de), Migrance, histoire des migrations à Marseille, Marseille, Edisud, 1989-1991, 4 volumes.