Marie-Jeanne et Jules Bordat

Légende :

Le couple Bordat devant l’entrée de leur dernier commerce, Chez les Vieux, au col de Rousset.

Genre : Image

Type : Photo portrait

Producteur : inconnu

Source : © Archives famille Bordat Droits réservés

Détails techniques :

Photographie argentique en noir et blanc.

Date document : vers 1975

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Saint-Agnan-en-Vercors

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Analyse média

Marie-Jeanne et Jules Bordat devant la porte du petit commerce de cartes postales et de souvenirs qu’ils tiennent au col de Rousset. Ils ont alors plus de 80 ans.


Auteur : Jean Sauvageon

Contexte historique

Marie-Jeanne Bordat, la « mémé du Vercors », et son époux, Jules, sont deux personnages un peu emblématiques de la résistance civile au Vercors. Marie-Jeanne Bordat est une de ces héroïnes, que les maquisards du massif appelaient la « mémé du Vercors ». Les décorations qui lui ont été décernées n’ont pas été usurpées : médaille militaire, croix de guerre avec palme, citation à l’ordre de la Nation, croix du Combattant Volontaire de la Résistance, carte du Combattant.

Le premier mari de Jeanne décède au début de la guerre en 1914, dans un naufrage. Elle possède un petit manège et anime les vogues villageoises. Veuve, à 22 ans, elle se remarie avec Jules Bordat, un rescapé de cette même guerre dont l’état de santé nécessite un séjour en montagne. Il avait été gazé lors des combats.

En 1934, ils décident de s’installer au col de Rousset, dans un vieux wagon acheté à Romans-sur-Isère aux VFD (Voies ferrées départementales) qui liquident les lignes départementales du « tram ». Le charron de Chatuzange-le-Goubet où ils habitent le monte sur des roues pneumatiques. Il faut, non sans difficultés, tiré par sa vieille camionnette, le hisser en ce lieu à 1 254 mètres d’altitude par des routes non adaptées à ce genre de transport. Le wagon est transformé en bar, l’entreprise s’agrandit d’un petit chalet permettant de recevoir tous les clients de l’auberge. L’été, ces touristes de la région arpentent les forêts et les prairies de ce Vercors sud ; l’hiver, certains apportent leurs skis en bois pour sillonner le plateau de Beurre. Son mari récolte les plantes médicinales qu’il revend à un herboriste de Romans.

1939, c’est à nouveau la guerre.

Dès 1943, des camps de réfractaires s’installent sur le massif du Vercors. Les jeunes arrivent surtout en 1944, notamment après le 6 juin, jour du débarquement en Normandie qui résonne comme une mobilisation presque générale. Ils sont de Grenoble, de Romans, de Valence, mais d’autres viennent de Lyon, de Marseille ou d’ailleurs. En quelques jours d’à peine 400 résistants, on passe à près de 4 000.

Ces jeunes ayant souffert des restrictions dans leurs foyers arrivent dans les maquis où les difficultés pour les nourrir sont immenses. La nourriture est récupérée dans les fermes du massif, plus rarement lors de coups de main dans les réserves ennemies ou dans les usines environnantes de la vallée. Mme Bordat qui connaît bien les paysans fait la tournée des exploitations agricoles pour récupérer le lait, le beurre, des animaux qui seront abattus. Mais le Vercors a une production agricole essentiellement limitée à l’élevage et ne peut fournir toutes les denrées qu’il faudra bien aller chercher ailleurs. C’est à partir de ce moment que les jeunes l’ont baptisée la « mémé du Vercors ». Elle achète du pot au feu qu’elle accompagne de pommes de terre. D’autre fois, elle peut acheter un agneau qu’elle apporte de Vassieux-en-Vercors jusqu’au Col, sur ses épaules. Elle nourrit ainsi ses « petits ».

Le couple Bordat a aussi hébergé des jeunes pendant plusieurs jours, voire plusieurs mois, avant qu’ils ne rejoignent un camp. On raconte aussi que sa chienne Loulette faisait l’agent de liaison entre elle et les responsables des maquis. Cela fait peut-être partie de la légende !

Lors de ses obsèques, le 22 janvier 1976, à 85 ans, Roger Perrier rappelle : « Vous l’avez joué ce jeu dangereux en nous donnant à manger quand nous avions faim et réchauffé quand nous avions froid. Et je pense à la nuit où nous avons marché des heures dans un mètre de neige et où, à deux heures du matin, nous avons reçu, chez vous, cet accueil chaleureux, réconfortant et simple à la fois, nous qui fuyions la milice et ses bourreaux ».

L’hiver 1943, des chefs du maquis lui demandent si elle ne pourrait pas trouver des chaussures pour leurs gars dont certains n’ont que des sandales. La voilà partie à Romans-sur-Isère où elle connaît un boucher qui lui en trouve vingt paires. Il faut les remonter dans le Vercors. C’est Robert Pissère, alors intendant des FTP du Diois, celui qui deviendra le 14 juillet 1944 sous-préfet de Die, qui prête sa voiture. Vers Romeyer, la voiture est arrêtée par la Gestapo ; une fouille rapide n’a pas découvert les chaussures dans une corbeille en osier remplie de linge qu’elle est censée porter à une vieille dame malade. Plus loin, nouvelle alerte, il faut cacher le précieux fardeau sous le fumier dans une étable où les maquisards viennent le récupérer.

Le col de Rousset est une entrée dans le massif du Vercors. Aussi nombre de nouveaux venant du sud transitent par ce passage. La « mémé » est aussi la sentinelle, méfiante à l’égard des nouveaux venus. Elle monte parfois la garde alors que son mari exténué et les jeunes maquisards dorment. Un épisode montre sa vigilance : une nuit, un « civil » se présente et demande des « trucs sur le maquis. Moi, je dis que je ne sais rien, et puis je me fâche tout rouge et je lui dis : "Nom de Dieu, vous commencez à me faire ch…". Elle pense même le « tirer au fusil ». Au premier maquis où il se présente, on a le même réflexe. Le capitaine Grange arrive alors et se met au garde-à-vous devant le visiteur. C’est le général Zeller, dit Joseph, un des responsables de la Résistance pour la zone Sud. « Eh bien, après, Zeller, il m’a félicitée ». Il aurait dit, en parlant de la « mémé » : « Cette femme est plus dure, plus intraitable qu’un homme ».

Un jour, des soldats italiens sont venus perquisitionner. Ils ont découvert 18 tonneaux de vin que le père Bordat avait fait monter « pour passer l’année et en faire part aux jeunes pour leur donner… du réconfort ». D’autres sont revenus, quatre jours après pour l’interroger sur la localisation des camps qu’elle a toujours nié connaître.

Le 16 avril 1944, ce sont les miliciens et les GMR qui se présentent dans 5 cars venus de Lyon. « Où sont les maquis ? – Quels maquis ? – Tu vas parler, grande s…» répond leur chef menaçant. Ils incendient le wagon et le chalet. Ils torturent Jeanne Bordat – elle va avoir 54 ans – la frappent, la piétinent sur le ventre. Puis, après l’avoir traînée sur la route, l’emmènent à Vassieux où ils la gardent prisonnière pendant trois semaines. Au cours de cette période, M. et Mme Bordat, comme d’autres otages, sont traduits devant un « tribunal » qui les condamne à mort. L’abbé Gagnol, curé de Vassieux, et le Dr Guérin, de La Chapelle, réussissent à obtenir la grâce pour M. et Mme Bordat qui allaient être fusillés. Les tortionnaires poursuivent cependant leurs sévices en les frappant, en les jetant dans un buisson pendant que le pharmacien Doucin, le facteur Ézingeard et le paysan Paul Mially sont passés par les armes. Mme Bordat doit rester alitée une quinzaine de jours chez Mme Eynard à Vassieux.

Après ces douloureux moments, les Bordat continuent comme ils peuvent, sans leur auberge, à ravitailler les maquis.

Le 21 juillet 1944, après l’attaque par planeurs, la maison où elle s’est réfugiée, au quartier des Chaux, à Vassieux, est incendiée comme la plupart de celles de la commune. Elle est gravement blessée par une balle qui lui brise le fémur. Elle se traîne, pendant 5 jours, pour rejoindre Saint-Julien-en-Quint.

Eugène Chavant, chef civil du Vercors, Compagnon de la Libération, atteste le 17 mai 1952 : « … Les époux Bordat se sont toujours distingué par leur cran, leur courage et leur dévouement à la cause de la Résistance. Ils servaient d’agents de liaison au capitaine Hardy et au lieutenant Payot ; ont été connus, jugés et appréciés par tous les officiers qui ont commandé dans cette région du Vercors… ».

Le décret du 10 mai 1958 portant concession de la Médaille Militaire, signé par le Président de la République, René Coty, indique : « A toujours caché, accueilli et hébergé les maquisards gratuitement, leur a servi de sentinelle dans la montagne. A toujours résisté devant l’ennemi et, malgré les tortures, n’a jamais livré ni camp, ni maquisard isolé qui étaient ses hôtes constants depuis le début 1943. Est un des plus belles figures de la Résistance ».

Après la guerre, la modeste maison est reconstruite, un peu agrandie avec quelques chambres et la « mémé du Vercors » reprend son rôle d’hôtesse, accueillant les skieurs d’après-guerre dans une station un peu plus importante, avec quelques « tire-fesses ». Elle tient ensuite un petit commerce sous l’enseigne « Chez les vieux ». À plus de 80 ans, elle vend toujours des cartes postales et des souvenirs se rattachant à l’histoire du Vercors.

Quand on la complimente sur son comportement pendant la guerre, elle répond : « J’ai travaillé pour la France… et non pour qu’on me flatte » !

La « mémé » du Vercors est l’un des nombreux personnages de la peinture murale située au-dessus de l’entrée du Musée de la Résistance de Vassieux, à côté d’un de ses complices, celui qu’on nommait "Marseille", l’homme à la longue barbe, qui a aussi beaucoup aidé les résistants.

Jules Bordat décède en mars 1953, Jeanne en février 1976. Sur un drap rouge, un coussin porte toutes les décorations de la « mémé du Vercors » montrant, une dernière fois, son engagement sans faille dans la lutte clandestine contre l’occupant et ses valets de Vichy.


Auteur : Jean Sauvageon
Sources : Documentation familiale.