Manifestation de Romans contre le STO (10 mars 1943)

Légende :

C'est une manifestation parmi les plus célèbres de la Résistance car photographiée.

Genre : Image

Type : Photo

Source : © CHRDD Droits réservés

Détails techniques :

Photographie argentique noir et blanc.

Date document : 10 mars 1943

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Romans-sur-Isère

Ajouter au bloc-notes

Analyse média

La scène se déroule sur le passage à niveau de la route qui conduit de Romans-sur-Isère à Mours-Saint-Eusèbe. Ce passage à niveau n’existe plus, remplacé par un passage souterrain. La photo a été prise par Paul Deval, journaliste, depuis un bâtiment dominant la voie ferrée. Alors qu’il opérait, Paul Deval a été pris à partie par des personnes qui avaient peur d’être reconnues et poursuivies. Paul Deval prend plusieurs photos dont celles, très célèbres, du passage à niveau de la route de Mours-Saint-Eusèbe. Juché sur un toit dominant les voies, il photographie les manifestants, les forces de l'ordre et la locomotive du train 1610. Interpellé, le lendemain, par des inspecteurs de Vichy, il répond qu'il a détruit les négatifs. Il a, en réalité, selon la version traditionnelle, caché ces documents sous un plancher de la Maison des jeunes de Romans-sur-Isère. Récupérées à la Libération, ces photos deviennent célèbres dans la mesure où des scènes de manifestations ont rarement été photographiées.


Auteur : Alain Coustaury

Contexte historique

En mars 1943, même en difficulté, Vichy ne vacille pas encore. Devant la montée d'une Résistance, le régime se crispe. La Milice est créée le 31 janvier 1943, le STO (Service du travail obligatoire) le 16 février 1943. Dans la Drôme, à Valence, défilent des sections de la Franc-garde, organe militarisé de la Milice, constituée le 28 février 1943. Le 14 mars, à Romans-sur-Isère, se tient l'assemblée constitutive de la Milice dans le département. Le journal de Valence, Le Petit Valentinois publie à plusieurs reprises des publicités incitant les jeunes à entrer dans la Légion des volontaires français. Mais il est vrai que ni la Milice, ni la LVF (Légion des volontaires français contre le bolchevisme) ne remportent un grand succès de recrutement. Cependant, leur existence montre dans quelle ambiance les manifestants romanais se trouvent. On peut ajouter qu'une partie du clergé, surtout dans le haut clergé, soutient encore le régime de Pétain. L'évêque de Valence, Camille Pic, écrit, à l'occasion des vœux du Nouvel An 1943, dans La semaine religieuse du diocèse de Valence du 9 janvier 1943 : "Je mettrais quelque temps à pardonner aux Français égarés qui en appelant les Américains et les Anglais dans notre empire, nous ont rejetés dans la guerre, alors que tout l'effort de ce grand sage [Pétain] que le monde entier admirait, était de nous en tenir éloignés jusqu'à la fin". Aussi, l'acte de refus du 10 mars 1943, à Romans, marque une rupture avec l'attitude de ceux qu'on pourrait déjà qualifier de majorité silencieuse. À Romans, le témoignage de l'abbé Michel Lémonon, un des manifestants, est net sur cet aspect. En retracer avec précision le déroulement ne peut que contribuer à rendre un hommage aux manifestants.

Cette manifestation est préparée le 9 mars. Jean Chapus, chef de gare, informe le capitaine Vincent Beaume, des MUR, du passage en gare de Romans, le 10 mars, d'un train spécial, en provenance de Grenoble, devant convoyer environ 300 requis du STO. Les MUR de Romans et de Bourg-de-Péage (rive gauche de l'Isère) se réunissent pour organiser une manifestation. Deux organisations sont particulièrement actives : la Jeunesse communiste et la Jeunesse ouvrière chrétienne. Le Comité de Résistance, la JC, la JOC et la CGT clandestine décident de se réunir et d'appeler les ouvriers à une manifestation la veille du départ, le 9 mars, à 18 heures, devant la Bourse du Travail. Une cinquantaine de tracts sont rédigés à la main. Ils appellent à protester contre les départs en Allemagne, contre la faiblesse des salaires, pour un meilleur ravitaillement. Les tracts sont distribués par les délégués syndicaux dans les usines, passent de main en main.
Le 9 mars, à 18 heures, à la sortie des usines, les manifestants se dirigent vers la Bourse du Travail. La police, les gardes mobiles avertis cernent le bâtiment. Deux à trois mille personnes se regroupent alors place du maréchal Pétain. Les élèves de l'école de gendarmerie de Romans tentent de les faire circuler ; pour beaucoup, engagés pour échapper au STO, ils sont plutôt passifs. Les manifestants prennent pour cible des lieux de réunion de collaborateurs. Le café de Valence, siège du PPF (Parti populaire français) est mis à sac. Le calme revient vers 20 heures.
Le point fort de ces événements se déroule le 10 mars à la gare de Romans. L'étude chronologique de la manifestation a été décrite dans de nombreux ouvrages. On peut regretter que des auteurs aient repris une source sans en vérifier la véracité. S'est ainsi créé un consensus sur le déroulement de la manifestation. Il semblerait pourtant qu'un document indiscutable n'ait pas été suffisamment utilisé. Il s'agit du rapport de Jean Chapus, à l'époque chef de la gare de Romans-sur-Isère, à ses supérieurs. Sa précision remet en cause le déroulement communément admis : un train de requis arrivé vers 12 heures serait reparti avec quatre ou cinq heures de retard, ne transportant que quelques dizaines de requis alors qu'il serait arrivé avec plus de 300.

Le compte rendu de Jean Chapus, chef de gare

Il est intitulé : Région sud-est, exploitation 7e arrondissement , Romans ; n° 46 cq : incidents suite départ des ouvriers pour l'Allemagne.
On peut le résumer ainsi :
- Premier train : arrivée du train N° 1610 en provenance de Grenoble et à destination de Valence ; départ prévu à 12 h 40 ; manifestation l'empêchant de repartir ; police impuissante à dégager les voies ; les manifestants ont placé des obstacles sur les voies : pierres de taille, madriers.
- Deuxième train : train N° 6095, provenant de Valence, arrêté au sémaphore, ne pouvant entrer en gare ; les manifestants font dérailler le dernier wagon (N° Fa 37194) qui engage les deux voies. Utilisation de la locomotive du 1610 pour tirer le wagon, le remettre sur les rails et dégager les voies. Le train 1610 redémarre avec 2 h 05 de retard (et non avec 4 ou 5 heures comme il est communément admis). Cette valeur du retard est confirmée par un rapport de la Gendarmerie du 24 mars.
-Troisième train : 15 h 30. Arrivée d'un train de secours désormais inutile puisque le wagon avait été remis sur la voie ; retour de ce train à son dépôt à 17 h 30.
- Quatrième train : le n° 4170, achemine "une trentaine de travailleurs, sur les 300 qui devaient partir". Il y a eu donc quatre convois : deux en direction de Valence le 1610 et le 4170, le 6095 en direction de Grenoble et le train de secours. Il y a omission dans la version traditionnelle de deux ou trois de ces trains. On a regroupé deux trains en un seul, le 1610 et le 4170. Pourquoi ? Si le 4170 n'a transporté qu'une "trentaine de requis ", où sont passés les autres ? Ont-ils emprunté le 1610 ? Se sont-ils enfuis, récupérés par les organisations de la Résistance ? Où ont-ils été dirigés ? Qui les a hébergés ? Nous n'avons trouvé aucune réponse précise à ce sujet. Le retard du 1610, exagéré dans les publications, explique la confusion trop souvent faite avec le 4170.
Cela amène à préciser les conditions du départ du 1610. Combien de requis emmène-t-il à Valence ? Difficile de le dire. Un témoin se souvient que des requis sont remontés dans le train, d'autant plus facilement que ce dernier devait, sur ordre du chef de gare, rouler à vue jusqu'à Alixan, des manifestants risquant de déboulonner les rails. Une photo montre cette escorte du train par les gendarmes mobiles. D'autres auraient rejoint le train à Valence. Un témoin oculaire se souvient même avoir vu, juché sur la guérite du serre-frein, un requis éméché, chantant L'Internationale.

Un autre document confirme un départ important de requis pour le STO. Les archives communales de Romans possèdent une liste nominative des Romanais et Romanaises qui sont partis au titre de la Relève (précédant le STO) ou du STO entre octobre 1942 et juillet 1943. Le 10 mars 1943, 52 Romanais ont rejoint l'Allemagne ou l'organisation Todt (construction du mur de l'Atlantique, par exemple), plus de 40 le 20 mars 1943. Donc on peut penser qu'un nombre très supérieur est parti le 10 mars car le train devait emmener des requis d'autres communes voisines. Cela signifie que la plupart des requis ne se sont pas enfuis. L'auteur n'a trouvé aucun document attestant leur récupération par la Résistance. La chronologie traditionnelle doit donc être revue. L'acte d'opposition au départ de requis prend encore plus de valeur. Il est le fait d'une partie de la population romanaise et péageoise. Il faut, en 1943, du courage et beaucoup de perspicacité pour prendre conscience de ce que représentait le STO et braver les menaces de représailles qui pèsent sur les familles. Même si les manifestations contre le STO se multiplient rapidement (à Valence, le 9 mars), traduisant une Résistance de plus en plus présente, les départs sont nombreux. Au début, soudain et sévère, le STO réussit là où la Relève avait échoué. Fin mars la demande allemande de 250 000 requis est largement satisfaite. Les Allemands félicitent la France d'avoir été le seul État en Europe occupée à remplir son objectif à 100 %. Très vite la situation change. C'est à partir du STO que commence à s'effondrer Vichy. Car envoyer des jeunes en Allemagne ou travailler en France pour l'Allemagne est en contradiction avec la formule "Travail, Famille, Patrie". Il touche toutes les classes sociales, notamment celles des paysans et des classes moyennes, soutiens jusqu'alors du gouvernement de Vichy. Même si l'opposition au STO n'est pas unanime, ce dernier révèle l'ampleur du pillage économique et surtout humain provoqué par l'Occupation. Tout ceci montre l'importance de l‘acte d'hommes et de femmes de Romans et de Bourg-de-Péage le 10 mars 1943. L'événement est aussi devenu symbolique grâce aux photos qui ont été prises par Paul Deval et que l'on retrouve dans de nombreux livres d'histoire et manuels scolaires. Manifester en mars 1943, c'était prendre de grands risques : risques d'arrestation par des forces de répression française et allemande de plus en plus féroces, risque d'être mis à l'écart par une partie de la population, par une hiérarchie religieuse vis-à-vis de trublions, au nom d'un soutien à Vichy. C'est ce qui arrive à Romans où une vingtaine de manifestants sont arrêtés le 10 mars, une quarantaine d'arrestations préventives dans la nuit du 10 au 11 mars. On peut citer celles de Victor Boiron, Gilbert Chapelle, Michel Combe (ce dernier a permis à l’auteur de préciser les circonstances de l’événement).

Pour cela, ceux qui ont manifesté ont eu le courage de le faire dans un contexte extrêmement dangereux. Aussi, seule une minorité de Romanais et de Péageois s'est retrouvée devant la gare et non la population romano-péageoise. Le contexte local de mars 1943 augmente ainsi la grandeur du geste. C'est ce courage, cette clairvoyance face à un régime qui collabore de plus en plus avec les occupants qu'on a voulu commémorer en faisant de cette manifestation un acte symbolique. La photographie apposée sur le mur de la gare de Romans veut en immortaliser le souvenir.


Auteur : Alain Coustaury
Sources : Rapport manuscrit du chef de gare Jean Chapus, archives communales de Romans-sur-Isère.