Une cour de justice pour la répression de la collaboration

Légende :

Article intitulé « Une cour de Justice pour la répression de la collaboration fonctionne dès aujourd'hui », paru le 8 septembre 1944 en première page du Provençal, « organe des patriotes socialistes et républicains »

Genre : Image

Type : Article de presse

Source : © Collection Robert Mencherini Droits réservés

Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal.

Date document : 8 septembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

Le Provençal rend compte en première page de l'allocution radiodiffusée que le conseiller Tissier a prononcée la veille au micro de Radio-France. Le titre en caractères gras annonce la création d'une cour de justice destinée à juger les collaborateurs et met en valeur la rapidité de sa mise en œuvre : « fonctionne dès aujourd'hui ». Dans le premier paragraphe de son allocution, le conseiller Tissier revient sur les exécutions sommaires qui ont pu se produire dans les jours précédents. Il ne remet pas en cause le statut des exécutés, « quelques traîtres pris en flagrant délit » ou celui des personnes arrêtées, « d'autres traîtres plus nombreux ont été incarcérés avec le concours des FFI ». Mais l'essentiel de son propos tend à montrer que cette justice expéditive doit appartenir au passé et que ce sont des juridictions régulières qui doivent à l'avenir sanctionner les collaborateurs, d'autant qu'elles sont mises en place sans retard.

Le second paragraphe annonce la création d'une commission de vérification des internements administratifs. En fait, au 8 septembre 1944, l'administration du Commissaire régional de la République est loin de contrôler les internements administratifs. Pendant et après l'insurrection, chaque groupe armé a arrêté des suspects, qui ont en général abouti à la prison Saint-Pierre. En octobre 1944, ils ne sont pas moins de 1500 détenus dans des conditions très précaires. Le comité départemental de Libération, à la demande d'une délégation des différents groupements FFI, met sur pied une commission centrale de sécurité sous le contrôle des FFI et du CDL, chargée d'examiner les dossiers des suspects arrêtés transmis par les commissions de quartier composées de trois membres représentant au moins deux organisations de la Résistance. Des comités de vigilance de quartiers et une commission centrale de vigilance doivent transmettre leurs informations aux commissions de sécurité. Une commission permanente d'épuration se consacre aux personnalités et une commission de régularisation doit vérifier les procédures. Ce système complexe et lourd ne met pas fin à l'arbitraire. Il accorde aux organisations de la Résistance une place prépondérante. Le ministre de l'Intérieur, Adrien Tixier, inspire l'ordonnance du 4 octobre 1944 qui crée une commission de vérification nommée par le commissaire régional de la République, représentant de l'État, et donne à celui-ci le dernier mot en matière d'internement. Cette ordonnance suscite une levée de boucliers de la part de résistants qui craignent une édulcoration de l'épuration. À la date de l'article, on ne sait si le conseiller Tissier fait allusion à la commission créée par le CDL ou anticipe celle issue de l'ordonnance du 4 octobre.

Le troisième paragraphe annonce brièvement la création d'un tribunal militaire créé par arrêté du commissaire à la Guerre, le 5 septembre 1944. Les tribunaux militaires doivent sanctionner les activités d'espionnage, la participation à des activités militaires contre les FFI ou les armées de Libération, les pillages et les crimes de guerre. Le tribunal de la XVe région militaire se réunit pour la première fois le 25 septembre, au 23 de la rue de Breteuil, en attendant la remise en état du fort Saint-Nicolas. Ce tribunal militaire ne jouit pas d'un grand crédit auprès des résistants, en particulier communistes.

Les paragraphes suivants abordent ce qui constitue l'annonce essentielle : la création d'une cour de justice. L'ordonnance du 26 juin 1944 autorise le Commissaire régional de la République à créer une cour de justice provisoire dès la Libération au siège de l'un des tribunaux libérés en attendant l'entrée en fonction de la cour de justice au chef-lieu de chaque cour d'appel (article 4).
L'article se poursuit en page deux du quotidien. Il précise la procédure. Il n'y a pas de recours en cassation, le commissaire régional de la République exerce le droit de grâce et les condamnations sont immédiatement exécutoires. Les condamnés à mort seront exécutés par un peloton des Forces républicaines de sécurité, recrutées parmi les FFI.  Alors que l'accent est mis sur la volonté de rendre une justice équitable, Pierre Tissier n'hésite pas à faire des exécutions capitales une vengeance des martyrs de la Résistance, ce qui reflète l'état d'esprit de la population à ce moment. Plus loin, Pierre Tissier oppose la vengeance, « un plat qui se déguste froid », à la justice qui doit passer rapidement « pour que nous nous retrouvions entre Français, serrés comme dans la Résistance pour reconstruire notre pays. » Pour éviter que le pays ne s'enlise dans des règlements de compte, la  justice doit être rapide et exemplaire, rendue dans l'ordre pour permettre à la France de retrouver son unité et sa pleine souveraineté. Pierre Tissier reprend le thème développé par le général de Gaulle lors de son discours  à l'Hôtel de Ville de Paris, le 25 août 1944 : « Le peuple de France, qui a su se libérer seul, est également capable de régler seul des problèmes douloureux qui ne regardent que lui. »

Pierre Tissier manifeste à nouveau un volontarisme sans faille dans la conclusion de son allocution : « Dans quelques semaines, un châtiment exemplaire aura frappé tous les ennemis de la nation et nous pourrons travailler et relever le pays. »

En annexe à l'allocution de Pierre Tissier, Le Provençal publie la liste des jurés désignés par le préfet des Bouches-du-Rhône pour siéger dans les deux sections de la cour de justice de Marseille. Une seule femme figure parmi les vingt jurés de la section A, aucune dans la section B. Les jurés sont issus de tout le département, et doivent se présenter au palais de justice de Marseille à 8 h 30 le 8 septembre 1944. Dans chaque section, quatre d'entre eux seront désignés pour siéger immédiatement.


Auteur : Sylvie Orsoni

Contexte historique

Lorsque Pierre Tissier prononce cette allocution, les Bouches-du-Rhône sont complètement libérées. Raymond Aubrac, installé depuis le 24 août à la préfecture, a clarifié les relations avec les Alliés, mais les autorités françaises restent très soucieuses d'éviter toute ingérence de l'armée américaine, en particulier dans la répression de la collaboration et le maintien de l'ordre.

Pour le GPRF, le rétablissement de l'ordre républicain est une priorité. L'épuration a commencé pendant l'insurrection, elle est marquée par l'empilement des structures que le commissaire régional de la République ne contrôle que très imparfaitement (cf. analyse du document). Pour éviter que l'arbitraire ne déconsidère la Résistance, Raymond Aubrac applique l'ordonnance du 26 juin 1944, qui l'autorise à créer une cour de justice provisoire afin de redonner à l'État ses pouvoirs de justice. Dans l'esprit des autorités de la France libre, l'épuration est indispensable. Elle rend justice aux victimes et permet la refondation d'une République démocratique. Les Français qui se sont compromis avec le régime de Vichy ou avec l'occupant doivent être retranchés de la communauté nationale. Cependant, le général de Gaulle ayant déclaré que seule une poignée s'était égarée, l'épuration ne peut durer. Il faut faire oublier au plus vite un passé infamant. Cette volonté de tourner la page explique les zones d'ombre et l'amertume qui subsistent durablement.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Robert Mencherini, La Libération et les années tricolores (1944-1947). Midi rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Henry Rousso, « L'épuration en France, une histoire inachevée », in Vingtième siècle, PFNSP, n° 33, 1992, pp. 78-105.

Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l'indignité. 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.