L'affiche rouge

Légende :

Les Allemands souhaitent profiter de la vague d'arrestations qui frappe le groupe Manouchian pour lancer une campagne de propagande antisémite et xénophobe. Tel est l’objet de « l’Affiche rouge » placardée au moment où 23 membres du groupe sont jugés. Elle manquera son but puisque l’affiche suscitera un grand mouvement de sympathie dans la population et restera comme le symbole du combat des étrangers contre l’Occupation.

Genre : Image

Type : Affiche

Source : © Archives nationales, 72AJ 1008 Droits réservés

Détails techniques :

Dimensions : 152 x 113 cm

Date document : A partir du 21 février 1944

Lieu : France

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Analyse média

Placardée sur les murs des principales villes de France, l’Affiche rouge est devenue le symbole de la propagande de l’occupant nazi et du régime de Vichy. Du procès des membres du groupe Manouchian nous ne savons presque rien : seul le verdict, consigné sur une feuille, a été retrouvé par l’historien Ahlrich Mayer. Vraisemblablement, à huis clos, sans défense, les 23 ont comparu devant une cour martiale allemande constituée de trois juges militaires, d’un procureur et d’un greffier, conformément au code pénal allemand en vigueur depuis juin 1940. Les débats ont eu lieu en allemand. La sentence de mort fut sans appel. L’État français de Vichy dispose également depuis 1941 d’une justice d’exception et excelle dans cette répression à visage légal. De conserve, l’occupant allemand et l’État français donnent, durant une semaine, du 18 au 24 février 1944, un caractère spectaculaire à l’affaire. Tous les médias sont mobilisés : presse écrite, radios, actualités cinématographiques, affichages publicitaires.

L'affiche dite "affiche rouge", placardée sur tous les murs de France, déclinée en tract et en brochures, marque le point culminant de cette campagne. Cette affiche a été réalisée par le Centre d’études antibolcheviques (CEA) officine de propagande émanant de l’Occupant. Non signée mais teintée aux couleurs du drapeau nazi, elle exprime la volonté des autorités de passer à nouveau à l’offensive au plan idéologique alors que la victoire semble avoir définitivement changé de camp : les défaites militaires sur tous les fronts se succèdent ; un débarquement allié en métropole se précise ; la Résistance partout présente et active achève son unité avec la création des FFI. L’Affiche combine d’une façon qui se veut habile deux outils habituellement placardés sur les murs, d’une part les listes des condamnés ou les avis d’exécutions et d’autre part les affiches de propagande collaborationniste dont elle reprend la graphie et les slogans. Apparaissent ainsi les boucs émissaires traditionnels de l’Occupant et de Vichy : les « Juifs », les « étrangers » et les « communistes ». Mais l’affiche témoigne également de procédés nouveaux. La photographie est pour la première fois utilisée, plutôt que le dessin ou la caricature, pour stigmatiser l’adversaire. De même, les signes d’espérance portés par les milieux combattants, le V de la victoire, les termes « libérateurs » et « libération » sont détournés de leur fonction afin de discréditer la Résistance, de la diviser ou d’effrayer une population qui tend de plus en plus à s’y rallier. À la veille du débarquement, la Résistance est systématiquement assimilée à un communisme étranger et fauteur de guerre civile. À cet égard, l’affiche est un échec cuisant puisqu’elle permet d’identifier et d’humaniser les combattants armés et contribue à intégrer toutes les forces de la Résistance au destin national, en mettant en exergue le concours particulier des militants communistes.


Adam Rayski, L'Affiche Rouge, mairie de Paris, Direction générale de l'information et de la communication, 2003

Contexte historique

Connu par les articles et par les photographies de commande publiées par la presse collaborationniste, le procès de 23 FTP-MOI, improprement appelés "Groupe Manouchian", s'est ouvert le 15 février 1944, devant la Cour martiale du tribunal allemand auprès du commandant du Grand Paris. De grandes incertitudes demeurent quant au lieu du procès et à sa durée. Localisé selon certains dans une salle de l'hôtel Continental à Paris, il est l'occasion pour les Allemands de déployer une vaste opération de propagande en direction d'une population française vivant dans l'attente d'un débarquement des troupes alliées. Cependant, loin d'être conçu comme un cérémonial à grand spectacle auquel aurait été convié l'ensemble des organes de presse et de radio, il semble que ce procès, s'il eut jamais lieu, fut mené d'une manière expéditive. La maigreur des pièces d'archives ayant enregistré le jugement, l'existence d'un film limité pour l'essentiel au lieu même de l'exécution semblent conforter ce dernier point de vue avancé en 1999 par l'historien Ahlrich Meyer, à la suite de ses recherches dans les sections du Bundesarchiv des villes allemandes. Les semaines qui précèdent la sentence sont connues par quelques témoignages émanant des proches des condamnés.

Le procès se déroule près de trois mois après l'arrestation de 68 militants FTP-MOI de la région parisienne, dont leur chef militaire, Missak Manouchian. Dans l'heure qui suit leur interpellation, les résistants sont acheminés à la Préfecture de police et interrogés par les hommes de la 2e Brigade spéciale. Après la prise des photos anthropométriques, suivie d'un premier interrogatoire à coups de poing mené par le commissaire Barachin et l'inspecteur Candas, les résistants sont placés en isolement pendant les premières heures. Simon Rajman se souvient : "En passant dans le couloir, j'aperçois mon frère dans une pièce noire. Il est seul, assis sur un tabouret au milieu de la pièce, les pieds enchaînés, les mains avec des menottes derrière le dos. Je ne peux pas lui parler, il me fait un petit signe de la tête". Les séances de torture à coups de nerf de bœuf se succèdent au cours des jours suivants. Après un passage au service de l'identité judiciaire, les détenus sont acheminés par car de police au siège de la Gestapo, rue Boissy-d'Anglas. Les Allemands les transfèrent alors à la prison de Fresnes, dès les derniers jours de novembre 1943. Simon Rajman se souvient : "On m'enferme avec Alfonso dans une petite cellule de 1 mètre sur 80 cm […] deux heures après, on vient nous chercher, on nous détache et après des tas de couloirs, des escaliers, des clefs qui font du bruit et des "los, schnell" je me retrouve dans une cellule seul. […] J'ai beaucoup souffert de la faim à Fresnes […] Dans chaque cellule, il y avait une bouche d'aération qui aurait dû servir à l'arrivée d'air chaud, mais elle servait aux prisonniers de téléphone et de passage à de petits objets dans le sens vertical d'un étage à l'autre (cigarettes allumées ou sucre ou chocolat) […]" Par une fenêtre de sa cellule, il parvient à apercevoir une dernière fois son frère, puis est transféré avant Noël dans une autre cellule qu'il partage avec Louis Fulop, Willy Schapiro et Maurice Fingercweig. A la mi-janvier 1944, il est déporté au camp de concentration de Buchenwald en compagnie du premier. C'est le sort de la plupart des militants arrêtés, la mère de Simon et de Marcel Rajman étant gazée à Auschwitz. Quant à Thomas Elek, isolé dans une cellule, il parvient à faire parvenir à sa mère quelques mots écrits sur une feuille de papier à cigarette glissée dans une enveloppe postée en dehors de la prison, peut-être par un employé de la Croix-Rouge : "Maman, envoie un dictionnaire français-anglais et allemand-français". Les familles plongées dans la clandestinité tentent de leur faire parvenir des colis de vivres.
Le procès annoncé n'est pas public. D'après Hélène Elek, les accusés auraient refusé un avocat commis d'office. Elle ajoute : "Nous avons contacté un avocat italien, en lui donnant tous les arguments possibles, mérites militaires de la famille, Feri commandant dans l'armée allemande en 1914-1918, Rezsö tombé en 1914… J'essaierai Madame, a-t-il dit, mais on ne peut même pas entrer, on ne peut rien faire. Les Allemands font ce qu'ils veulent, c'est une mascarade. Ils étaient enchaînés l'un à l'autre pendant le procès, j'ai vu les photographies qui étaient nombreuses. Je suis presque sûre que mon fils n'a pas été torturé. Parce que les autres, qui avaient été arrêtés trois semaines auparavant, avaient tout avoué. […]"

Selon René Benedetti dans le numéro du 19 février de L'Oeuvre, le journal collaborationniste de Marcel Déat, "une trentaine de journalistes de Paris, de province et de l'étranger" assistent, dans "une immense salle lambrissée d'or", à "quatre longues audiences". Il est alors un des rares journalistes à signer ses articles, regrettant que le procès ne se déroule pas en place publique. En une du quotidien Paris-Soir daté du 21 février, un titre annonce : "Le mouvement ouvrier immigré était dirigé par des Juifs qui prenaient leurs ordres à Moscou", suivi d'une description de l'ouverture des audiences en partie copiée sur l'article de L'Oeuvre : "9 heures. Une immense salle lambrissée d'or. Sur des chaises de velours rouge sont assis 23 hommes et femmes, entravés deux par deux par les menottes, face à deux grandes flammes de guerre allemandes qui encadrent l'aigle du Reich et un portrait du Führer. A gauche, les procureurs, à droite, les défenseurs et, devant les accusés, l'interprète. Tous semblables dans leur uniforme Feldgrau. De part et d'autres, les journalistes allemands, français et étrangers. Tout autour de la salle, fantassins et feld-gendarmes, mitraillettes plaquées sous l'avant-bras, sont fixés en un garde-à-vous rigide. Le président - un lieutenant-colonel - et les deux autres juges font leur entrée. […] Après avoir prêté le serment d'usage, le président rappelle qu'il s'agit de juger de dangereux bandits […] il procède ensuite à l'interrogatoire d'identité des 24 inculpés. Deux seulement - Cloarec, 20 ans, et Rouxel, 18 ans - sont d'authentiques Français. Parmi les 22 autres, on relève 9 Polonais, 5 Italiens, 2 hongrois, 2 Arméniens, un Espagnol, une Roumaine et deux apatrides. Dix de ces étrangers sont Juifs. […] Au cours de sa seconde audience qui durera près de cinq heures, le tribunal examine dans ses moindres détails les 21 attentats commis par un des plus fameux détachements. […] Le Polonais Witchitz, 22 ans, est devenu "tueur" pour ne pas partir travailler en Allemagne. Il lève la main sans hésitation, chaque fois que le président demande pour un meurtre précis "qui a tiré ?" Il la lèvera 16 fois. […]" Sur fond de photographies de dégâts résultant des attentats, le silhouette détourée de Thomas Elek dans la posture imposée du dérailleur armé d'une immense pince est reproduite à la une. La photographie semble avoir été prise dans la cour de la prison de Fresnes. Le frère de Thomas Elek en récupèrera des épreuves, après la Libération, dans des archives de la Milice. Une photo de Marcel Rajman est dans le même temps publiée par le quotidien Le Petit Parisien, en une nouvelle posture imposée, la main droite tenant un pistolet. Le quotidien Paris-Soir réserve de nouveau une partie de sa une, le 22 février 1944, au "procès des 24 terroristes judéo-communistes", cinq mots apparaissant en lettres grasses, "Le Juif Rajman et Alfonso", suivis du reste de la phrase, "complices de Missak Manouchian font aux juges le récit de l'assassinat du Dr. Ritter. Le Hongrois Boczor, les Juifs Glasz, Fingerzweig, Waisbrot, Goldberg, Schapira et Elek organisaient les déraillements de trains". L'article débute ainsi : "Inlassablement, le jeune interprète traduit les questions du président aux accusés et les réponses de ces derniers. On entend maintenant sans surprise l'odieuse monotonie, l'effrayante énumération des crimes de la bande. A une ou deux exceptions près, on ne lit aucune émotion sur ces visages de brutes : on note les regards haineux et sournois des Juifs". L'édition du 23 février annonce : "Epilogue du procès des terroristes devant la cour martiale allemande. Vingt-trois des accusés parmi lesquels 21 étrangers dont 10 Juifs sont condamnés à mort. Un Polonais qui ne figurait pas sur les listes du MOI est renvoyé devant la justice française". L'article précise qu'après les  dernières dépositions, on entend "le bref réquisitoire du procureur. Après avoir souligné la part des Juifs et des étrangers dans le complot, il demande la peine de mort pour vingt-trois accusés. Pour Migatulski, il propose son transfert à la juridiction française. Les six avocats allemands (sergents ou caporaux) - chacun d'entre eux défendant quatre inculpés - demandent l'application de la loi pour la plupart des accusés […] Après une délibération de trente-cinq minutes, le président lit aux inculpés debout le verdict du tribunal […] Il procède ensuite à la lecture de l'acte de condamnation, précise aux condamnés qu'ils peuvent demander un recours en grâce et souligne que le bolchevisme judaïque ne veut que la ruine totale de la France en entraînant de telles bandes de terroristes. Il rend hommage au dévouement de la police française dont de nombreux membres trouvèrent la mort sous les coups des bandits"

Ces articles successifs font état d'un verdict qui a déjà été prononcé le samedi 19 février, jour où Le Petit Parisien annonce l'ouverture du procès… Les articles cités ci-dessus sont postérieurs à l'exécution qui s'est déroulée le lundi 21 février, dans la clairière du fort du Mont-Valérien. Quant à l'affiche rouge, elle est placardée à plusieurs milliers d'exemplaires sur les murs de Paris entre le 15 et le 20 février, tandis qu'une brochure illustrée portant en titre L'Armée du crime est diffusée dans toute la France. Les dix portraits en médaillon qui dominent l'affiche sont issus de photos en pied prises par le photographe militaire Theobald. Le visage de Thomas Elek est par exemple issu du même cliché que la photo publiée ensuite à la une de Paris-Soir du 21 février. L'historien Ahlrich Meyer qui a retrouvé sept de ces clichés au Bundesarchiv de Coblence, remarque qu'une certaine prose idéologique est commune à tous les journaux qui, du 18 au 24 février, rapportent le procès. Elle n'est que la reproduction mot pour mot des "notes" diffusées par l'OFI, l'Office français d'Information sous le contrôle du gouvernement de Vichy. L'historien remarque que le Parizer Zeitung en date du 19 février ne mentionne le procès que par une dépêche de quinze lignes et affirme qu'il se déroule "devant les représentants de la presse française et étrangère". La page en français de ce journal conserve le même flou à l'égard d'un procès utilisé en fait exclusivement à l'usage de l'opinion française et ignoré par le reste de la presse allemande. A la radio, le procès trouve un écho tout aussi servile dans les diatribes antisémites de Philippe Henriot. Hélène Elek se souvient : "J'entendais chaque jour à la radio parler d'eux. J'ai entendu Henriot qui les traitait de métèques et qui disait : Est-ce que c'est français ce nom d'Elek ?"

Pour Adam Rayski qui publie les conclusions des investigations d'Ahlrich Meyer, le procès du groupe Manouchian se serait sans doute réduit à quelques gestes administratifs. Une seule page de registre du tribunal comportant la confirmation du verdict par le général Karl-Heinrich von Stülpnagel a été découverte dans les archives d'Aix-la-Chapelle. Ce document contraste avec les centaines de pages de procès-verbaux et de minutes d'audience des procès de novembre 1941, du "groupe Brustlein", ou d'avril 1942 des "Bataillons de Jeunesse" à la Maison de la Chimie à Paris. Le "procès" du "groupe Manouchian" se serait ainsi peut-être déroulé à Fresnes ou dans un des bureaux de l'état-major militaire, les accusés ayant été réunis pour entendre la lecture du verdict. Après leur exécution par fusillade, les 22 corps sont acheminés du Mont-Valérien au cimetière parisien d'Ivry. Hélène Elek qui doit attendre la Libération pour venir sans risque se recueillir sur la tombe de son fils écrit : "J'ai entendu une femme ; elle racontait : Quand les Allemands ont amené les fusillés, ils ont fait sortir tout le monde du cimetière. Mais elle s'est cachée. Elle les a vus trimballer les cercueils. Le sang coulait à flots". Une seule femme, Golda, dite Olga, Bancic, est provisoirement épargnée. Mère d'une fillette de cinq ans, elle est guillotinée le 10 mai 1944 à Stuttgart, 13 jours avant son trente-deuxième anniversaire.

Les Allemands et leurs supplétifs français ont voulu construire, autour du verdict du 19 février, un appareil de propagande mettant en jeu un ensemble de symboles susceptibles, par leur puissance d'évocation, de participer à un retournement de l'opinion. En vain. Guerre des mots et surtout des images, cette campagne a rapidement été retournée contre ses auteurs par le parti communiste, lequel, dans L'Humanité clandestine du 3 mars 1944, s'intitule pour la première fois "le parti des fusillés".


Michel Laffitte in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004
Sources et bibliographie :

Archives de la Préfecture de police de Paris, dossiers de militants exécutés, comportant notamment les photographies de l'identité judiciaire : BA 2297 (248.237) (Golda Bancic) / BA 2297 (248.472) (Moka Fingercweig) / BA 2297 (215.917) (Thomas Elek) / BA 2299 (248.474) (Wolff Wajbrot).
Archives du CDJC : à consulter, les numéros des journaux qui ont relayé la campagne de propagande, L'OeuvreLe Petit ParisienParis-Soir, mais aussi l'affiche et la brochure diffusées à partir du 15 février 1944.
Hélène Elek, La mémoire d'Hélène, Maspero, Paris, 1977.
Simon Rajman, "Témoignage sur la Résistance et la déportation", 1993, 43 pages, déposé au Centre de documentation juive contemporaine, Paris.
Adam Rayski, "Il y a 55 ans l'Affiche rouge. Révélations sur le "procès"", La lettre des résistants et déportés juifs, N°42, janvier-février 1999. Ce numéro reproduit la page du registre du tribunal découverte par l'historien allemand Ahlrich Meyer / Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski, Le sang de l'étranger, Paris, Fayard, 1989.